L'interview de Louloute

6 minutes de lecture

C’est bientôt l’heure du repas. J’avoue que je ne suis pas très pressée : mes parents sont venus me chercher, cet après-midi on rentre chez nous. J’ai passé quelques jours chez mon oncle et ma tante, comme je le fais à chaque période de vacances. J’adore ça. Ils m’ont déjà dit que je n’étais pas obligée de continuer à venir aussi souvent, j’ai 14 ans quand même, mais j’aime vraiment passer du temps avec eux. On fait plein de trucs cool, Tonton me montre comment réparer des moteurs, je cuisine avec Tatie et elle m’apprend à dessiner, on fait de la randonnée… Et puis j’adore leur maison. C’est un chalet, un vrai chalet en troncs d’arbres entiers, il est magnifique. Quand je viens, je dors dans le bureau, et j’en profite pour bouquiner les tas de BD de Tonton. Il y a des livres de poésies, aussi. Des fois, avant de m’endormir, j’en lis une ou deux. Je ne peux pas dire que je comprends tout, mais ça déclenche quelque chose en moi, je ne sais pas trop quoi.

Enfin, bref, hier soir, j’ai ouvert une BD que je n’avais encore jamais lue, et entre les pages, j’ai trouvé des papiers. C’est le journal du lycée où allait Tatie. C’est marrant, je croyais pas qu’elle était du style à garder ce genre de souvenirs. Mais il y a un petit côté archéologie, en fait… un journal en papier, imprimé, quoi ! Nous on a un blog, c’est mieux ! Mais j’étais curieuse, alors je l’ai un peu lu, pour voir ce qu’ils racontaient, à l’époque. Et j’ai trouvé un truc su-per-intéressant.

« Sophie ! »

Tiens, justement, ils m’appellent pour manger. Je boucle mon sac, et je les rejoins dans la pièce principale. Tout le monde est là, mes parents et mon petit frère, Tonton Virgile et Tata Julia avec Lucile et Corentin mes cousins. Et même Gauthier et Hugo, avec Mei qui vient d’avoir 7 ans. Elle est trop mignonne, mais encore super timide, pourtant elle nous connait depuis longtemps, maintenant…

J’attends la fin du repas, quand les plus gourmands qui ont terminé leur part de tarte lorgnent sur les plats pour décider de quel parfum ils vont se resservir, pour lâcher ma bombe :

« Au fait, Tatie, je savais pas que tu étais passée dans le journal ? » Le tout avec une voix sage et innocente. Un peu trop sans doute, parce que Lucile me file un coup de coude dans les côtes en murmurant : « Arrête, t’es pas crédible »

Ma tante me regarde, et fronce un peu les sourcils en reconnaissant les quelques feuilles imprimées que je lui tends : « Mais où tu as trouvé ça, toi ? »

Ma mère fronce les sourcils aussi, mais pas de la même façon : « Sophie, c’est très malpoli de fouiller dans les affaires des autres.

_ Mais j’ai rien fouillé du tout ! Je l’ai trouvé dans un livre ! » Je proteste un peu quand même, je n’ai rien fait de mal après tout ! Si Tatie ne voulait pas qu’on le trouve, elle l’aurait rangé mieux que ça, non ?

En tout cas, les adultes se sont emparés du journal du lycée, et le commentent à qui mieux mieux.

« Quelle année ? Waaaah ! ça nous rajeunit pas, dis-donc ! » (mon père)

« Mais pourquoi t’as gardé ce truc, Moustique ? » (tonton Virgile, il donne toujours des surnoms débiles à tout le monde, à commencer par sa petite sœur)

« Ah, mais c’est pas dans ce numéro que tu avais été interviewée, Louloute ? » (Gauthier)

« Rendez-moi ça ! » (tatie Lou bien sûr, mais plus amusée que vraiment fâchée)

« Attends, attends ! » (Gauthier, toujours lui, cherche l’article en question.) « Alooooors. »

Il se lève, prend la pose, s’éclaircit la voix.

« Nous rencontrons aujourd’hui une nouvelle élève, arrivée en cours d’année dans notre lycée, en classe de première. Comme toujours, nous avons tenu à reproduire fidèlement notre échange. Bonjour, peux-tu te présenter ?

-Louise. Bréat. »

Gauthier est super expressif, il fait super bien le journaliste – enfin, le premier de la classe qui se prend pour un journaliste, quoi – et il donne à la voix de tatie un côté complètement blasé et même un peu désagréable. Comme si elle avait pas trop envie d’être là.

« D’accord, quel âge as-tu ?

- 17. (réponse sèche)

- C’est quoi, ta date de naissance ?

- Pourquoi ? Tu veux m’offrir un cadeau pour mon anniversaire ? (voix un peu revêche)

- Bon, passons à la question suivante : quelle est la couleur de tes yeux ? De tes cheveux ?

- T’es miro ? Marrons. Et noirs. (OK, carrément désagréable, là)

- Ta couleur préférée ?

- Non mais c’est quoi, ces questions pourries ? Le vert. (bon, j’ai compris : à partir de ce moment-là, elle veut juste se débarrasser de cette corvée)

- Où habites-tu ?

- A Clermont-Ferrand.

- Comment est ta famille ?

- J’en voudrais pas d’autre. »

A ce moment-là, mon père et tonton Virgile poussent des cris de victoire, et je vois la petite Mei qui se colle entre les deux siens, de pères, elle se demande clairement où elle est tombée, la pauvre. Mais je suis d’accord avec la Tatie Lou de 17 ans : moi non plus, je ne voudrais pas d’une autre famille. Elle est pas vraiment commune, notre famille. Déjà, on est de toutes les couleurs : Tatie, mon frère et moi on est métis, maman est noire (pure origine érythréenne). Et Mei a été adoptée en Chine. Pour les cheveux, pareil, toutes les couleurs. Ah non, y’a pas de roux. Mais voilà, quoi. Et en plus, on s’aime tous, même si on est pas tous une vraie famille par le sang. Papa dit que c’est la famille du cœur, et même si c’est un peu craignos quand il le dit avec des étoiles dans les yeux en regardant maman, il a raison au fond…

Gauthier les laisse se calmer, et reprend sa lecture : « Est-ce que tu as un petit copain ?

- Qu’est-ce que j’en ferais ?

- Mmmm… peut-être es-tu amoureuse ?

- Mais n’importe quoi… (là, il lève les yeux au ciel, il imite trop trop bien Tatie quand un truc la gonfle ! Je sais qu’ils sont sortis ensemble, quand ils étaient jeunes. Il la connait super bien, du coup)

- Qui est ton ou ta meilleure amie ?

- Mon chien. (Ah oui, Attila ! j’ai vu que des photos, moi : il est mort avant ma naissance. Mais elle l’adorait, son chien-loup. Quand j’étais petite, elle avait un Schnauzer géant, et tonton Clément avait un petit chien blanc, Lenka. Maintenant, ils ont une espèce de bâtard couleur caramel, avec des oreilles de fennec : Allie)

- As-tu des ennemis ?

- Les gens qui posent trop de questions.

- Eh bien justement, j’ai gardé la meilleure pour la fin : as-tu des pouvoirs particuliers ?

- Je cours plus vite que toi et je pourrais bien t’en coller une si tu continues avec tes questions à la c** »

Tonton Hugo, qui vient de prendre Mei sur ses genoux, regarde Tatie. Il y croit pas, je crois. Maman aussi a l’air un peu perdue, mais les autres adultes, qui ont tous connu Tatie à cette époque-là, sont morts de rire.

Nous, on les regarde se gondoler pendant une éternité, ils charrient Tatie qui se laisse faire, elle rigole pratiquement autant qu’eux.

Papa s’essuie les yeux : il pleure tellement il rit ! « Sérieux, Lou, j’avais oublié à quel point tu étais chiante ! » Forcément, ça fait marrer les autres encore plus, et tonton Virgile en rajoute une couche : « T’as raison Nico, on peut pas dire que ça me manque ! »

Là, je les trouve un peu vaches… Elle était pas comme ça tout le temps, quand même ? Coco, qui a 17 ans, profite du bazar pour sortir son portable discrètement sous la table et regarder ses messages. S’il se fait griller par Tata Julia, il est mal… elle supporte pas ça pendant les repas. Mais pour le moment il ne risque rien : elle est trop occupée à dire, entre deux hoquets de rire : « C’était tellement toi, Louise ! »

Lucile se penche vers moi et chuchote : « Mon père m’a raconté des vieilles histoires, je te dirai plus tard. » Bon, apparemment si, elle était comme ça tout le temps. Mon petit frère, qui aura 9 ans le mois prochain, regarde maman : « Dis, pourquoi ils se moquent de Tatie ? » Et Mei se tait.

Tatie regarde mon frère en souriant : « Ne t’inquiète pas, Isaias, ils ne se moquent pas méchamment. C’est vrai que j’étais pas rigolote, quand j’étais ado… Merci, Sophie, d’avoir retrouvé ce truc. Maintenant Gauthier, rends-le-moi, que je le brûle ! »

Evidemment, ce grand gamin refuse et déclare qu’il va faire encadrer l’article « pour la postérité » …

Pendant ce temps-là, moi, je me ressers une part de dessert, et j’en donne un morceau à Mei aussi, ça fait un moment qu’elle regarde la tarte aux pommes avec envie… Et Tonton Clément nous fait un clin d’œil complice. Depuis tout à l’heure, il sourit en regardant Tatie. Il ne regardait pas Gauthier qui faisait son cinéma, non : il regardait Tatie, et je parie qu’il se souvenait de comment elle était quand ils sont tombés amoureux. La question, c’est comment il a fait pour la supporter, si elle était vraiment comme ça ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Miss Marple ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0