Trou de mémoire

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On traverse de rutilants couloirs taillés d’un seul bloc. Hypnotisé par ces merveilles, j’écoute pas vraiment les platitudes que les trois se lancent. C’est donc comme ça qu’on est censé utiliser les polymères autoformés ? J’en reviens pas. « Voici, le sas 23. Avez-vous pris connaissance des mesures de sécurité ? ».

— Ouais, ouais, balance Vieux-Red.

« Veuillez vous avancer », nous chante Ariane. Si charmante. Une fois nos trésors fétides et gluants planqués dans des casiers parfaits, on s’cale dans le sas 23. Sandar nous demande de fermer les yeux et la bouche. OK… Soudain, les murs nous crachent des jets de flotte irritante qui commence à fumer lorsqu’elle nous touche. Je crie.

— C’est de l’acide !

Vieux-Red me claque sa grosse paluche sur le coin de la joue et gronde, entre ses lèvres serrées « Douche désinfectante ! », sans rajouter son habituel cortège d’insultes. Je comprends qu’il faut éviter que le produit rentre dans ma bouche. Trop tard. Ils auraient pu m’expliquer avant ! Mais non, ils s’en foutent. Ces trois-là connaissent tous les protocoles et moi j’dois comprendre sur le tas, comme d’hab.

La douche s’arrête, on fume tous comme des vapes géantes percées de partout. Le vieux me regarde, sourire aux lèvres.

— Qu’est-ce que tu disais gamin ?

— Mais je savais pas, moi, qu’ils allaient nous inonder, maintenant on est tremp…

Une onde sonore explose, l’air est arraché hors de ma gorge, les larmes hors de mes yeux, la salive hors de ma gorge, la moindre particule en fait, j’ai l’impression que même le tartre récalcitrant sur mes dents se décolle. Fumée, liquides, poussières, crasses en tout genre, tout ce qui pèse à la surface de nos vêtements et notre peau se fait aspirer par les murs, même ce qu’il y a en nous ! Plus d’air pour crier ! Ça va me bouffer tout l’intérieur du corps, je sens mes poumons se vider, pompés par la dépression.

Puis tout s’arrête. J’m’effondre. Vieux-Red et le shérif me rattrapent.

— T’es pas sympa avec tes apprentis, dit Bolton en me hâlant vers la sortie.

— ‘vec ça, marmonne Vieux-Red, l’oubliera plus de fermer son sale bec dans les sas.

J’ose plus parler, j’ai l’impression que le danger est partout. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Une dépressurisation soudaine ? À terre ?

— C’est pas de l’eau que gicle ce sas, petit, explique le shérif. Mais un liquide plein de nanos qui nous désinfecte en fixant les particules. Ensuite, il les reprend. C’est pour ça qu’il faut absolument fermer les yeux et la bouche, sinon tu t’fais bouffer les orifices.

Merci j’avais senti. Mes yeux sont secs comme le désert noir, mes larmes sont taries, ma bouche essaie péniblement de produire de la salive, j’ai du mal à respirer. Bordel, je déteste Vieux-Red !

— Moi, j’ai toujours dit que ça n’avait rien à voir avec une désinfection, précise ce dernier, cessant de me traîner pour me forcer à prendre le relais. Crois surtout pas que t’es propre. T’es toujours plein de bactéries de partout, gamin. C’est surtout un moyen comme un autre de recueillir les microbes locaux sans toucher à ceux qui sont à l’intérieur de toi. En gros, on te vole toutes tes crasses de surface. Tu brilles, mais dedans, c’est toujours aussi pourri. Surtout toi !

Bon sang, mes yeux se ferment plus ! Le vieux me crache dans les paupières. J’lui en foutrai à ce vieux débris ! Le taperai à poil dans le sas, tiens ! Dès qu’il se méfiera plus. Il fera moins le malin ! Mais le pire dans tout ça, c’est que sa salive pleine de nicotine parvienne à m’lubrifier les paupières. J’arrive enfin à les fermer.

— Tu me diras merci plus tard, déclare-t-il, me larguant à la sortie du sas.

Je reste là, à essayer de réhumidifier péniblement mes organes, tandis qu’ils continuent d’avancer vers je ne sais où. Durant toute cette merde, le légiste a rien dit. Soit il s’en fout, soit il cautionne. J’ai la haine, j’en ai marre d’être traité comme ça. On m’avait prévenu, Benny m’avait prévenu : « On dit que ses apprentis se sont quasi tous fait bouffer. Moi je crois qu’il les a épuisés, achevés, qu’ils ont préféré se jeter bras ouverts dans une meute de triglosses, trouvant la perspective moins douloureuse ! ». Bordel, il avait raison, le Benny !

J’avance, prêt à lui dire ses quatre vérités. J’ai même de nouveau assez de salive pour lui cracher au visage. En plein centre de la salle d’autopsie bien trop blanche pour la quantité d’horreur qu’elle a dû voir, le Red se tient devant une table de dissection avec ses compères. J’lui crie « Hé Vieux-Red ! », mais il se tourne pas. Il a l’air catastrophé par ce qu’il voit. Je m’arrête en voyant ce qu’ils fixent. Putain ! Ce truc est pas normal, pas normal du tout. C’est pas possible ce qu’il y a là.

— Et il est comme ça depuis que tu l’as trouvé ? demande Vieux-Red au shérif.

— Non, au début il était normal… Je veux dire, un macchabée cent pour cent classique, à part pour la tête coupée.

J’continue d’avancer timidement, sans oser. Ça me fait trop peur.

— Ce n’est pas la rigidité cadavérique classique, dit le légiste — ça je veux bien le croire ! Il a changé plusieurs fois de posture.

— Alors, Red, une idée ? demande Bolton, essayant de cacher son malaise sous des airs d’assistant intéressé.

Vieux-Red soupire un grand coup, puis se tourne brutalement vers moi.

— Ouaip, j’ai bien une idée. Viens, petit, tu vas en apprendre des choses. Allons, approche, viens découvrir les merveilles du nouveau monde.

Il m’invite avec un sourire abominable. Il est fou.

— Allez crache, Red, l’interrompt Bolton. On s’en fout du gamin, il crève de trouille, et franchement, il n’y a pas que lui.

Mais Vieux-Red m’a déjà agrippé de sa grosse paluche et m’attire devant l’horreur.

Un cadavre tête coupée, j’ai déjà vu — malheureusement. Mon pote Anton, mort juste devant moi, parce qu’il n’avait pas fait attention… Il avait eu la bonne idée de me montrer les gros appareils de minage, juste après mon arrivée. Il les trouvait fantastiques, leur taille, leur puissance, tout ça. Un vrai gosse. Y avait un extracteur à l’arrêt, il voulait voir la mécanique qu’il disait. Juste voir. Bêtement voir. Puis l’IA a rallumé le moteur — problème de détecteur. J’ai mis des heures à retirer les morceaux et le sang qui s’étaient fichés dans mes vêtements et mes cheveux et surtout des semaines à m’en remettre. Son cadavre, j’étais resté devant une bonne heure. Alors, oui, ce genre de mort, je connais.

Mais j’en avais encore jamais vu qui se tenait assis et bougeait, sans tête.

— Tu vois, petit, me susurre Vieux-Red en m’attirant près de son cou sectionné net. Ça, c’est le genre de chose que les indigènes peuvent nous faire.

Les veines, les os, même les muscles, tout palpite. J’ai une vision plongeante de l’intérieur d’un corps en plein fonctionnement. Le boyau de ce qui devait être sa gorge va jusqu’à déglutir.

C’est alors que le contenu de mon estomac remonte dans la mienne. Je manque de vomir sur le cadavre qui se tient assis sur le bord de la table d’autopsie. Vieux-Red me pousse sur le côté, et c’est dans la rigole tracée dans le polymère du sol que se déversent mes tripes.

— Les synches, messieurs, proclame Vieux-Red. Voilà ce dont sont capables les armes indigènes. Les AOI sont des créatures perverses, je le dis depuis des années.

— Voilà, dit le légiste, comme s’il attendait de pied ferme sa démonstration. Je me doutais bien que vous brandiriez vos ésotérismes de paysans. Vos fameux synches n’ont aucune validité expérimentale, ce ne sont que des croyances, comme les ectoplasmes ou l’éther d’il y a trois siècles, comme la matière noire à laquelle croit encore la moitié de l’humanité. Des mirages !

— L’expérience, tu l’as devant tes yeux, mon gars, reprend Vieux-Red, sans se laisser démonter. C’est la seule explication qui vaut. L’âme existe, comme ce bon vieux Dieu. Sinon comment t’explique les ondes séquencées qui nous ont conduits sur ce caillou tout noir ?

— De mieux en mieux : un de la Nouvelle Église… renonce le légiste. C’est donc l’expert que vous m’envoyez, Bolton ? Un croyant de bas étage.

— C’est peut-être pas que des conneries, dit le shérif, en étudiant le corps assis.

J’me relève, commençant à me faire à l’idée. L’hypothèse du vieux est pas trop moisie. Ça redore un peu son blason à mes yeux. Sans elle, il y a pas trop moyen d’expliquer ce qu’on voit. C’est incroyable, effroyable aussi. Le corps se tient assis, il tremble comme un vieillard. Il bouge le bras, entre deux convulsions, comme s’il tournait une page. Rien d’affolant en soi, mais la tête manquante rend tout cela cauchemardesque.

— Je n’aurais pas dû vous écouter, Bolton. Veuillez partir, messieurs, demande le toubib. J’attends mes supérieurs dans l’heure. Ce cas sera étudié à la colonie. Je n’ai pas les moyens de…

— J’aimerais malgré tout l’examiner, l’interrompt Vieux-Red.

— Je comprends, le snobe Sandar, c’est fascinant pour un croyant… Jésus, Lazare, ces choses-là. Mais je ne peux vous laisser en aucun cas gâcher ce spécimen…

— Sandar, tranche le shérif. Laissez-le. Le docteur Redwan Al Sayed finissait médecine quand vous mariniez encore dans les couilles de votre père, je pense que son expertise n’est pas négligeable…

Silence. Vieux-Red bouillonne, sans doute parce que l’autre vient de cracher son nom publiquement. Le légiste de son côté devient presque aussi blanc que le cadavre sur la table. Moi, je pense plus qu’à deux choses : qu’on m’explique enfin ce qu’il se passe ou qu’on m’autorise à me barrer en courant.

— Je… je n’aurais jamais imaginé que la docteur Al Sayed puisse se trouver ici dans les confins… En tout cas (il le regarda de haut en bas, retenant de le toiser), pas dans cet état…

— Qu’est-ce que tu veux, c’est dans les terres neuves que tout se passe, mon gars. Alors, vu que je suis l’un des premiers à avoir découvert la fonction des synches utilisés par les peuples AOI, je crois que tu vas sagement la fermer et me laisser étudier ce décapité. Capito ?

Le légiste se retient de répondre directement et fait face à Bolton, en serrant les dents.

— Bien, shérif Bolton. Inspectez-le, mais ne l’endommagez pas, sinon j’en réfèrerai aux instances. Dr Al Sayed, je respecte infiniment vos recherches, c’est pourquoi je vous accorde ces quelques instants avec ma découverte. Si je puis me permettre, docteur, que vous est-il…

— Excusez-moi, Dr Qu’importe-sa-gueule, l’interrompt Vieux-Red. Serait-il possible d’aller vous faire foutre ? J’ai du travail.

— Une heure, grince Sandar en retournant vers le sas. Et je filmerai tout.
— Très bien, essaie de pas trop t’astiquer en regardant.

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