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DUEL

Une aube déchirant et le ciel et la terre
entourait la campagne alourdie par le temps ;
c’était cinq heures, et la brume mauve et pâle
arrondissait les traits de quelques charmants saules.
Marchant à pas de loup, un tout premier soldat,
fusil devant, canon en l’air et sangle au dos,
s’approche. C’est l'endroit que l’on a désigné.
Un témoin, plus petit, le suit à quelques pas
de là ; il attend l’autre duelliste, et pense
à qui vaincra plus tard, et qui perdra la vie.
J’y pense en relisant : un duel au fusil ?
Oui monsieur, oui madame ; et pour être précis,
c’est une Winchester mil neuf-cent quarante-huit.
Cela vous convient-il ? Et si l’autre adversaire
a lui aussi un pistole allongé, qu’en dire ?
C’est égal et en règle — au moins, selon leurs règles.
Pendant que nous parlions, l’autre homme est apparu
soudain comme un mystère ; et sa cape de pourpre
paraît comme du noir dans le matin en rut.
Le premier le reconnaît alors ; et lui serre
la main. Aucune parole. Aucun son. Plus rien.
La mort leur paraissait commencer son chemin
plus tôt que d’habitude, apprêtée avec soin.
La mort. On la cherchait, on la pointait du doigt :
« Montre-toi », disait-on, et l’on ne voyait point
son triste commissaire arriver dans une ombre
de soie noire, en grand silence et grande pompe.
Charon poussa sa barque alentie par les ans
jusqu’au bouge où buvaient nos deux princes charmants :
l’un d'eux, le plus subtil, sentit dans l’atmosphère
comme un parfum de pus, de souffre et de misère.
Son acolyte enfin, voyant le trouble aigu
qui tordait son visage, énonça ces paroles :
« Ami, dit-il, tout va bien dans ta conscience ?
La blancheur de ton teint n’inspire rien de bon.
Es-tu malade ? Es-tu souffrant ? Es-tu mourant ?
Où bien de quelque dame épris jusqu’à la moelle
un souhait ridicule aurait perdu ton soûl ?
Enfin répond, ami, car le mal que je vois
si je n’étais ton frère, il ne me ferait rien ;
mais sentant ta détresse et perçant sur tes traits
les marques éloquentes de peine et d’effroi,
sans savoir que travaille un ami qui m’est doux,
sans pouvoir… Répond donc, et me sors de mon trouble. »
L’autre finit son verre, et repartit ainsi :
« Ami, dit-il d’un ton caverneux et précis,
ce que je sens en moi… Comment te l’expliquer ?
Peux-tu, comme je fais, te troubler pour un rien ;
un morceau d’invisible, une marotte, ou moins ?
Quelque chose… c’est comme… enfin, comment parler ?
J’ai du souffle en moi, mais qui reste, et je ne peux
exprimer, évertir… La mort. C’était la mort
qui m’a troublé. » Alors, son ami répondit :
« Tu penses à la mort comme nous tous, ami !
Il ne te sert à rien de blanchir à ce point,
de trembler des genoux et de claquer des dents.
Regarde-moi en face, et contemple la vie :
car je vis, et tu vis, et si quelque miroir
pouvait t’en donner une preuve certaine… — Ah !
partit l’autre soudain, ne pouvant plus entendre
un tel discours ; assez ! Comprends-moi, ô mon frère,
car je ne pense pas ; et j’abhorre, pour moi,
l’avenir indiqué par les rations humaines.
Il faut vivre au présent, et de l’intuition
faire une loi suprême, inébranlable et reine ;
car le seul endroit où regarder, c’est le cœur.
Dehors, devant mon œil, tout ne m’est qu’artifice,
image déroulée, rêve en total éveil,
et je cueille, au détour, çà et là, quelques mots…
Mort — il tressailit — ; c’est le mot que j’ai cueilli. »
A ce même moment, une angoisse le prit :
Il vit (on le raconte) un corps séché d’ennui
qui passa, et prenant un verre entre ses doigts
d’albâtre, il l’éleva à sa bouche sanglante
et tout le vin qu’il but ressortit par son ventre.
Terreur ! — l’ami rendu malade par la vue
de ce triste prologue éclata en sanglots :
« C’en est trop, c’en est trop ; encore elle ! Il me suit !
— Qui donc ? S’enquit l’ami. — C’est Charon, j’en suis sûr.
Je viens de voir sa bouche avaler… Il me veut. »
L’autre ne comprit guère, hélas, le voyant sain
de corps (peut-être pas d’esprit.) Alors, il dit :
« Que veux-tu que je fasse ? — Ami, répondit l’autre,
Je ne vois qu’une issue. Que je meure, ou te tue. »
La bruine a accompli son divin mélangeage ;
les deux hommes sont là, face à face, et patientent ;
il est temps. Le premier conseille à son témoin
d’enterrer la dépouille au lieu de son trépas :
la terre y est trop pauvre, et le saule courbé
profitera plus tard de son corps dévoré.
Le second, qu’a rejoint son témoin en courant,
demande pour sa part qu’on ramène ses os
dans une tombe dure et solide et de marbre.
Enfin, chacun prend place, ayant fait quelques pas.
On a tiré au sort : c’est le second qui tire
en premier. Il dégaine un pistole à silex
(point de fusil pour lui, finalement — tant pis !)
et vise, armant le chien, le cœur de sa victime ;
la gachette se presse, et la poudre s’allume,
et la balle défonce un air crispé de feu
avant que de manquer la cible. Un long soupir.
C’est au tour du premier, qui tire, et manque aussi.
Voyant cela, l’autre lui dit : « Ami, vois donc
ton erreur ! Tu croyais que la mort nous suivait :
eh bien, je suis encor debout, tout comme toi !
Rentrons chez nous, buvons encor, fêtons cela !
— Insensé, répond l’autre, abrège ce discours !
Ne te semble-t-il point qu’au coup prochain, je tombe ?
— Alors tu veux mourir ? — Si tu peux me toucher.
— Tu ploies à ton destin ? — C’est celui qu’on me donne.
— Tu n’as point de regrets ? — Les morts n’en ont jamais.
— Alors je tire ! », et la balle transperce au cœur
un tendre ami. Le sang bouillonne de son ventre.
L’autre d’accourir vite, et de lui caresser
la tête qui s’affaisse et cherche à s’humilier.
Son témoin s'en rend compte et va chercher sa pelle ;
les oiseaux ont pris peur et sortent de leurs arbres,
le soleil s’est levé, et la lune s’efface ;
la brume se déchire et la clarté remplace
l’opaque densité de l’ombre indélébile.
Ami devant ami se confondent en pleurs ;
et le second, n’y tenant plus, pousse un grand cri :
« Tu me l’as demandée, je te l’ai accordée ;
hélas ! pourquoi faut-il toujours rester fidèle ?
Le serment me tenait à la gorge, serré ;
Je ne pouvais rien dire, et ne pouvais rien faire !
Je t’ai promis ; et je te l’ai donnée plus tard.
Je t’ai promis, et je contemple ma parole.
Tu vas mourir. — C'est bien cela. — Es-tu heureux ?
— Je suis heureux, dit l’autre. — Eh ! pourquoi, cher ami ?
— Je suis heureux, dit-il : ma vision s'accomplit. »

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