Nassara

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  • Vous comprenez bien, Monsieur Ismar, la banque ne peut pas vous suivre sur un tel projet.
  • Mais sans vous, mon affaire va couler et...
  • Entendez-nous Monsieur Ismar, l'heure est à la modernité, à la technologie. L'avenir appartient aux progressistes. Votre entreprise ne peut pas rivaliser. Vous êtes intelligent, songez à vous reconvertir. L'administration offre des formations je crois, il y a des associations, tout n'est pas perdu.
  • Mais ma femme et mes gosses, tente-t-il en redressant des lunettes bien trop grosses pour son visage.
  • Allez, allez Monsieur Ismar. Sachez que personnellement, vous êtes un client que j'apprécie et si j'avais pu vous aider, je l'aurais fait, croyez-le. Mais je ne suis pas tout seul, je représente mes supérieurs, un institut financier, et dans une telle entreprise, les risques pour la banque sont trop importants, j'ai les mains liées dans cette affaire.

Masson se lève, imité par Monsieur Ismar. Affichant un sourire modéré, il ouvre la porte de son bureau et c'est à ce moment précis que son professionnalisme se distingue. Dans une chorégraphie huilée, il commence par tendre sa main droite à son interlocuteur qui, instinctivement, vient la saisir. Inclinant légèrement son corps, il profite alors du réflexe conditionné pour passer son bras gauche dans le dos de son client et d'un geste souple mais expérimenté, toujours souriant, il peut dés lors doucement pousser sa victime vers la sortie. Cette dernière, présentement incarnée par le quadragénaire bien élevé, n'ose opposer aucune résistance ou presque. Dans un dernier sursaut, Olivier Ismar tente de se soustraire à la force qui lui est imposée et bafouille :

  • Et en... en ce qui concerne les frais bancaires qui m'ont été prélevés par erreur ?
  • Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout. Voyez avec ma secrétaire pour que nous puissions convenir d'un rendez-vous et faire état de l'avancement de votre situation, disons d'ici deux semaines. Au revoir Monsieur Ismar, d'ici là, gardez courage.

L'homme part lorgnant ses lacets, vaincu.

La porte fermée et le quadragénaire parti, Masson saisit dans sa poche un paquet vide. Dessus, le visage froissé d'une jeune femme crache du sang, elle finit dans une corbeille à papier d'inspiration néo-classique.

Par chance, dans le premier tiroir du bureau standardisé du banquier, trône un tube à nicotine chromé, luisant. Celui que Madame Lardot, sa maîtresse aux fragrances de jasmin, lui a offert voilà peu. Sa cigarette électronique en bouche, il jette un regard nerveux à sa montre, dix-huit heures.

Encore deux heures avant que sa femme ne commence à s'inquiéter de son retour tardif. Passé ce délai, se justifier sera plus compliqué. Deux heures, il ne lui en faut pas plus pour courir retrouver Madame Lardot et ses parfums. Il attrape rapidement sa mallette en cuir véritable et se dirige vers la sortie. Ce soir, la secrétaire aura pour mission nouvelle de fermer l'agence bancaire, comme ces derniers jours, comme ces derniers mois.

Ses souliers sur le macadam, Masson inspire une bouffée de cette odeur citadine qu'il aime tant, fermant les yeux quelques secondes pour mieux profiter des effluves. Sa voiture n'est pas loin, garée sur sa place réservée, rutilante. Il entame la distance en trottinant, les yeux toujours fermés, quand ses pieds se prennent dans un obstacle qu'il aurait dû anticiper. Les jambes d'un sans domicile étendu là, sous un tas de couvertures. Lui aussi stationne là tout les jours et nombreux sont ceux qui, connaisseurs, considèrent cette place bitumée comme réservée. Mais Masson n'y prend plus garde depuis des années, il n'est pas responsable des mésireux et a déjà bien assez de problèmes pour ne pas vouloir se charger de ceux de quelques marginaux. Et l'homme ici présent tend la pogne sans un bruit, la tête toujours baissée, il contemple en silence les ombre qui d'habitude le frôlent. Mais ce jour là, Masson bascule.
La main gauche dans une poche de son veston, l'autre tenant fermement sa mallette, l'homme d'affaire est incapable de contenir sa chute.

Anticipant le choc, il ferme les yeux, comme un réflexe, comme par habitude.

Un éclair de douleur lui traverse la poitrine et lui fait lâcher son ouvrage de cuir ; mais à sa grande surprise, la rencontre attendue de son corps lourd et d'un sol inflexible ne vient pas, c'est un revêtement tendre et moelleux qui le réceptionne. Il ouvre un œil, puis l'autre. Nulle trace de béton, c'est un tapis d'humus et de feuilles jaunies qui a amorti sa chute. A quelques centimètres de son visage, un énorme cafard, qui passait par là, a stoppé sa course, intrigué par l'attitude de l'étrange animale. Des regards se croisent.

  • Argh... C'est dégueulasse.

Ecoeuré, Masson se redresse d'un bond et, passablement énervé, cherche du regard son agresseur, celui qu'il considère responsable de l'incident. Mais à la place du mendiant et de ses couvertures colorées, un enfant à la peau noire. Plus trace non plus de la mallette de cuir.
Le petit être aux membres affinés porte un t-shirt rouge bariolé, un short bleu et de petites sandales de plastique rouges elles aussi. Les mêmes qui chaussaient Masson lorsqu'il était enfant et s'aventurait sur les plages de galets bretonnes.

  • Hé petit, dans quelle direction est parti le voleur ?
  • Nassara !
  • Quoi ? Ma malette, le voleur... Il accompagne ses mots de gestes vigoureux, mimant maladroitement l'acte supposé.
  • Nassara !
  • Et merde, en voilà encore un bon tiens...

Masson feint d'ignorer le jeune enfant et regarde autour de lui, réalisant lentement les multiples changements de son environnement, l'étrangeté du gamin se faisant anecdotique. Où est passé ce bon vieux bitume ? Où sont les immeubles parsemés de vitres et leurs enseignes lumineuses ?

  • Nassara !
  • Lâche-moi, j'ai pas d'argent.

Aucun klaxon, plus un signe de circulation, pas une odeur familière. Autour de lui se dressent d’immenses arbres à fromage qui camouflent l’horizon et dont les ombres couvrent les rares habitations de terre ocre mouchetant timidement le paysage. Mais aucune âme humaine mise à part celle de ce foutu gamin.

  • Nassara ?

Le banquier s'emporte :

  • Mais putain c'est quoi ce bordel ? On a été envahis par l'Unesco ? On organise un festival ? Une caméra cachée ? Un attentat ?
  • Nassara !
  • Mais ferme-là toi, j'ai pas le temps de jouer, je suis un homme sérieux moi, je dois faire face à des problèmes importants. Va pousser tes cris plus loin, sale corbeau.

Tout en parlant, il fouille ses poches d'une main nerveuse, en quête d'une dose de nicotine. Mais le tube chromé est resté prudemment caché dans le tiroir de son bureau, il ne faudrait pas que Madame Masson se doute de ces relations particulières.

Au loin, on distingue le bruit d'un moteur qui semble s'approcher. Rassuré par le son familier, Masson s'élance à travers une large forêt en direction du chuintement. Le gosse lui emboîte le pas.

Quelques dizaines de mètres plus loin, derrière les grands arbres, le duo tombe sur une piste incongrue traversant la jungle, faite de la même terre rouge que les habitations qu'il a aperçu plus tôt, elle semble s'étirer sans fin.

La grosse cylindrée qu'avait imaginé Masson, attentif aux ronflements du moteur, s'avère n'être qu'un vieux modèle de mobylette au pot d’échappement sans doute percé. Le véhicule approche lentement, emportant derrière lui comme un long nuage opaque.

Dessus une chèvre entre les bras d'un homme, les pattes avant sur le guidon. Elle porte des lunettes d'aviateur, reliées par un large élastique de caoutchouc ; tandis qu'un métisse, coincé derrière elle, plisse les yeux pour affronter la poussière tout en maintenat le véhicule sur la voie. Son très large kami couleur crème flotte au vent derrière lui.

Le convoi s'arrête juste en face de l'enfant et du banquier qui, horrifié, fait un bond en arrière :

  • Là, je ne comprends plus rien, c'est un délire, Pinder. Toi là, le violeur de chèvres, tu parles français ? Tu comprends ce que je te racontes ?
  • Nei beogo.
  • Nei beogo, répond l'enfant, lafi bala ?
  • C'est pas possible, s'il vous plaît, la police, quelqu'un, j'ai besoin d'aide...

Le métisse aide alors sa chèvre à descendre du deux roues et la débarrasse de ses protections, il tend la paire de lunettes à Masson.

  • Mais qu'est-ce que tu veux que je foute avec les binocles de ta copine. Tu crois qu'elles vont m'aider à sortir de ce cauchemar ? Un génie va apparaître ? C'est le pays des attardés ici, je rêve.
  • Nassara !

L'enfant comme le métisse entourent leurs regards de leurs mains comme pour faire signe au banquier d'enfiler les lunettes dont les verres sont clairement couverts de poussière.

  • C'est n'importe quoi, je rêve.

Les yeux du banquier s'attardent sur sa montre, dernier totem d'une autre réalité. Minuit moins le quart, l'homme panique, presque six heures se sont écoulées... Pourtant le soleil reste suspendu à l'horrizon et le crépuscule s'éternise. Cette fois c'est certain, madame Masson va demander le divorce.

Dans l'espoir de se réveiller, il se pince durement la joue à plusieurs reprises et, soumis à la douleur, laisse échapper de petits cris aigus sous le regard condescendant de son public. C'est sans espoir.

  • Nissablga !

L'enfant pointe du doigt une silhouette.

Dans un costume bleu pâle, trop petit pour sa forte carrure, un homme traverse la piste d'un pas assuré. Un large chapeau de paille dissimule son visage et des gants blancs couvrent ses mains. Ses chaussures cirées font crisser les branchages lorsqu'il s'engage entre les arbres, à une centaine de mètres de là.

  • Monsieur, s'il vous plaît... attendez ! Sir, please...

Masson s'engouffre à son tour entre les fromagers, essayant tantôt de suivre la silhouette qu'il aperçoit entre les arbres et les broussailles, tantôt de se se fier au bruit que produisent les chaussures de l'étranger. Inquiet de perdre la trace de ce nouveau protagoniste, il accélère peu à peu son pas jusqu'à finalement arriver dans une clairière, haletant.

En son centre, un grand feu autour duquel sont disposés cinq larges troncs d'arbres sculptés de motifs inconnus comme on en voit dans les magazines des agences de voyage. L'homme en costume bleu lui tourne le dos, assis sur l'un d'entre eux, tandis qu'un autre homme, blanc de peau mais tout de noir vêtu, est assis en face. Ce dernier, absorbé par sa lecture, se balance légèrement d'avant en arrière, ne prêtant aucune attention, semble-t-il, à l'activité autour de lui.

Tout proche, une large silhouette s'affaire à remuer le contenu d'un bidon industriel à l'aide d'une énorme louche en bois.

Masson vient s’asseoir sur l'un des troncs disponibles, juste à la droite de celui qui pourrait être son homologue. Quelqu'un d'instruit sans doute ; après tout, bien qu'on ne puisse toujours pas distinguer ses traits, il porte un costume.

L'enfant et le métisse les rejoignent et prennent également place autour du feu crépitant, le premier aux côtés du lecteur qui ne lui accorde pas un regard, le second sur la pièce de bois proche de l'homme en costume, aucun ne dit mot. La nuit semble être tombée soudainement et leurs sourires communs étincellent sous l’effet des flammes, déshumanisant leurs faces.

La silhouette affairée à la touille semble être une très vieille femme. La peau pâle, ses yeux bridés disparaissent presque sous d'épaisses rides, comme un vieux bois travaillé, sombre et dur, qui jure avec le large tablier rose écarlate qu'elle porte et ses longd cheveux tressés en une longue natte brune. L'ancienne remplit avec attention une énorme calebasse d'un liquide opaque. Ceci fait et d'un pas mal assuré, elle vient tendre le mélange à l'homme en costume bleu et vient s'asseoir toute proche de Masson.

  • Barka.

L'inconnu porte le liquide à l'ombre de son couvre-chef, semble boire de longues gorgées et tend la calebasse au métisse assis sur sa gauche.

  • Barka.
  • Dites-moi que l'un d'entre vous parle au moins anglais... Do you speak english ?

Seuls les crépitements du feu et les chants de la forêt environnante répondent à la question posée. Entre temps la vieille femme a pris place sur le dernier tronc disponible, affichant un même sourire inquiétant. Le métisse boit puis passe le récipient à l'enfant sur sa gauche qui tend ses mains.

  • Barka.
  • Vous n'allez quand même pas faire boire ça au petit.

Mais personne ne semble faire attention à la remarque. L'enfant boit, puis fait passer le bol, et celui qu'on croyait insensible à ce ballet insolite abandonne alors sa lecture et relève la tête pour répèter l'étrange manège. À son tour, il saisit la calebasse et la porte à ses lèvres puis la passe à la vieille femme.

  • Barka.

Qui invite finalement Masson à faire de même.

  • Non merci, aucune chance que j'ingère une goutte de votre poison. Ça se trouve, vous m'avez déjà drogué.

La vieille femme fronce ses sourcils épais et c'est comme un ballet qui anime l'ensemble de son visage. Toutes ses rides s'élancent d'un même mouvement pour accompagner la nouvelle humeur, ce sont là tous les témoins d'une vie qui affichent leur désapprobation, pétrifiant le pauvre Masson, déjà apeuré par la situation. La vieille tend à nouveau la calebasse au citadin.

  • Et merde. C'est bon, je vais boire. Au point où j'en suis, ça ne peut pas être pire...

Masson, méfiant, renifle la mixture : un faible arôme de jasmin s'en dégage, si diffus qu'il n'aurait pu le reconnaître s'il n'était pas si coutumier de ce parfum. Comme rassuré, et dans un sursaut de fierté, l'homme avale rapidement trois grandes gorgées.

Le liquide est épais et sucré en bouche, mais ne ressemble à rien de ce qu'il lui ait été donné de goûter jusqu'à présent.

Après s'être assuré que la boisson ait bien été ingérée, la femme aux yeux d'amande récupère le bol et retourne près du bidon, remuant à nouveau la préparation inconnue. Dans un même élan, l'enfant a entamé une danse autour des flammes, ses sandales rouges frappent le sol et lèvent des voluptes de poussière. Son livre clos, l'homme blanc a fermé les yeux et psalmaudie maintenant des vers dans une langue étrange. Ses balancements se sont accélérés, donnant l'impression qu'il pourrait basculer sur son tronc d'un moment à l'autre.

Bientôt, un nuage de particules se forme autour du foyer. De plus en plus déconcerté, Masson espère encore son éventuel réveil.

  • Ce qu'il me faudrait, là, maintenant, c'est une bonne cigarette.

Comme s'il avait compris, l'homme aux gants blancs sort de son veston une longue pipe de bois minutieusement taillée. Il saisit dans la poche de son pantalon, une petite bourse de cuir, un cuir noir, comme l'était celui de la mallette disparue. De là, il extirpe plusieurs feuilles séchées dont il bourre son calumet, puis saisit une branche dans le feu pour incendier le tout. Il tire plusieurs bouffée d'une fumée épaisse avec un ronronnement de plaisir. Le gamin danse toujours, comme hypnotisé par les litanies de l'homme en noir. La poussière soulevée aguiche les flammes d'un feu déjà véhément. Le métisse, quant à lui, ne cesse de fixer le foyer, silencieux.

L'homme au chapeau de paille tend la pipe à Masson qui la saisit et s'empresse d'en inhaler la fumée.

  • Coaf ! Coaf ! Oh putain ! Coaf... Oh les cons ! Ça, c'est pas du tabac.

De sa main gauche, l'homme en costume redresse son chapeau et reprend la pipe. Sa peau noire et ses dents blanches brillantes dans le noir, il glisse doucement sa main droite dans le dos de Masson, le tapotant légèrement :

  • Ah mon fils, si tu savais.

Sur ces mots, son bras droit se fait plus ferme. Affichant un large sourire, il pousse son interlocuteur vers le feu. Surpris par le français parfait et le geste brusque de son voisin, l'homme d'affaire ne parvient pas à s'échapper. Anticipant les flammes, abandonnant l'espoir de s'y soustraire, il ferme les yeux.

Comme une odeur de Jasmin dans l'air.

  • Monsieur ? Monsieur, vous m'entendez ? Je crois qu'il se réveille. C'est bon, va chercher le brancard. Monsieur, regardez moi.

Masson ouvre lentement les yeux : un ciel gris, des immeubles, deux visages.

Dans un craquement, ses oreilles semblent se déboucher simultanément. Le son des voitures et de la ville lui apparaissent à nouveau.

Une femme blanche et un homme noir sont agenouillés à ses côtés. Le noir se redresse et commence à s'éloigner tandis qu'un brancardier s'approche.

  • C'est bon, on peut l'embarquer ?
  • Ouais, mais attends... Monsieur. Please sir... Mince, il est parti. Cet homme lui a sauvé la vie. D'après les flics, voilà près d'une demi heure qu'il réalise seul un massage cardiaque. Mais il n'a pas décroché un mot en français.
  • C'est un sans domicile, les passants ont appelé la police avant notre service. C'est un miracle que ce bonhomme soit encore vivant. Allez, 1, 2...

Masson, installé sur la civière, cherche instinctivement une cigarette dans sa poche. Là, rien d'autre qu'une paire de lunettes reliées par un large élastique de caoutchouc.

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