Le vilain petit cygne

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Il nageait depuis des heures sans se lasser. Il avait fait plus d’une fois le tour de la mare. Ou de l’étang : il ne connaissait pas bien la différence entre les deux. L’eau était si claire qu’il pouvait y contempler son reflet. Il voyait pour la première fois son corps démesuré et ses plumes blanchâtres. Pourtant, elles ne lui déplaisaient pas. Maintenant qu’il connaissait leur origine, il appréciait sa stature et son éclat. Au milieu des autres cygnes, il se sentait enfin à l’aise.


Le jardin qui l’entourait était son petit paradis. Après les épreuves de son voyage, âpreté du temps et rudesse des rencontres, il appréciait ce calme bucolique. Dès qu’il avait passé les haies, l’odeur des lilas et des pommiers en fleurs l’avait saisi. Cet endroit était fait pour lui. Enfin, il jouirait d’un environnement à sa hauteur ; enfin, sa vie lui rendrait ce qu’il méritait. Il regardait les autres cygnes avec une admiration non dissimulée : il les avait croisés tant de fois sans oser penser qu’il appartenait à leur monde. Tout cela était fini : il était désormais un des leurs.


Les enfants humains de la maison du jardin surgirent dans les herbes en criant. Ils riaient, se chamaillaient, mais ça n’était pas bien méchant. Il repensa à ses frères et sœurs, à comment il les aimait mais n’avait pu rester près d’eux. Très vite, iels l’avaient senti différent et s’étaient éloigné·e·s. Toutes celles et ceux qu’il avait rencontré·e·s par la suite l’avaient traité de la même manière : canes, canards et canetons du voisinage.


Il s’immobilisa en face du groupe de cygnes. Jusque là resté un peu à l’écart, il allait se présenter, leur expliquer que son œuf s’était perdu, mais que ça y est, il avait retrouvé le chemin de sa vraie famille. Si sa joie était immense, il n’était pas pour autant étonné d’être un cygne. Il s’était toujours trouvé inadapté à sa famille et à sa vie dans les douves. Il savait que son destin se nichait plus loin, qu’il était capable de bien plus. C’était chose faite : il appartenait désormais à ce peuple gracieux dont la beauté ridiculisait les autres volatiles et assurait des morceaux de pain quotidiens.


Il fila vers ses congénères, le sourire au bec. Plus il s’approchait, plus les messes basses devenaient audibles :

« T’as vu comment il nage ? On dirait qu’il veut crée un tsunami… »

« Ça se voit qu’il se baigne pas souvent : il a les plumes toutes tachées. »

« C’est un cygne, ça ? Il est plus petit que mon Gérard qui vient de naitre ! »


Il ne devait pas s’arrêter, il ne devait pas reculer mais il ne put s’empêcher de ralentir. Une fois arrivé face à elles et eux, il se présenta. Un instant de confusion s’ensuivit : on n’avait pas compris son prénom. Il n’articulait pas bien, semblait-il, et de toute façon personne n’avait jamais entendu un tel nom. Il le répéta puis enchaina sur le récit de son aventure, s’appliquant bien à chaque syllabe. Il raconta comment il avait essayé de pondre comme une poule et puis comment il avait voulu ronronner comme un chat. Il ne parvint pas à terminer son histoire, étouffé par ses propres éclats de rire. Il releva la tête vers les cygnes, restés de marbre. Un à une, les fiers oiseaux s’éloignèrent, reformant le groupe près des roseaux.


Le petit cygne n’était plus si sûr de vouloir vivre dans ce jardin idyllique. Il s’extirpa des eaux tièdes et repassa la haie. Il n’y avait qu’une solution : rentrer. Dans les douves où il était né, on lui adressait la parole au moins, même si ça n’était que pour se moquer. Le trajet fut plus rapide que la première fois car il connaissait le chemin cette fois-ci et ne se laissait pas distraire par les animaux qu’il rencontrait. Il voulait être chez lui et se sentir enfin bien. Quand il parvint au bord de l’eau et appela sa famille, il vit quelques têtes se lever : des frères, des sœurs et sa mère. Elles se baissèrent bien vite : on ne l’avait pas reconnu.


Il ne lui restait plus qu’à repartir. En sens inverse, il ne le pouvait pas : il était hors de question de revenir au jardin. Il prit la direction du moulin et marcha pendant plusieurs heures jusqu’à trouver de l’eau. C’était le canal et un coin du canal où personne ne semblait s’être installé : il plongea.

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