Chapitre 2-2

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  Il était midi au soleil. Une douce torpeur s’était emparée de la grande cité eavas mais Egélian n’était pas déserte. Chacun vaquait à ses occupations, calmement. Pourtant, le soir même allait se dérouler la cérémonie annuelle de passage pour plusieurs centaines de jeunes. C’est au cours de cette soirée qu’ils entreraient dans l’âge adulte. Le début d’une nouvelle page de l’histoire jusqu’à ce qu’ils deviennent des citoyens de la Fédération d’ici une dizaine d’années.

  Eléanne marchait lentement le long de la grande avenue qui coupait la ville en deux. De grands immeubles ternes lui montrer la route vers l’extérieur de la cité. Elle était perdue dans ses pensées et mesurait le chemin à parcourir. Tout commencerait ce soir. Bien entendu, elle s’était préparée, comme la plupart de ses camarades et des autres jeunes de son âge. Mais à vingt ans, pouvait-on réellement être prêt pour ce bond dans l’inconnu ? D’autant qu’aucun souvenir de son épreuve ne lui resterait. Seul le Grand Conseil déciderait, au vu de ses décisions, de l’orienter vers tel ou tel avenir.

  A la sortie des bâtiments gris, jetant un regard au loin, elle prit une grande inspiration. Là, à la frontière de l'homme, se trouvait un sentiment disparu depuis longtemps. Elle s'assit, menton reposant sur les genoux, les yeux embués de la plaine qui s'étalait devant elle. Elle aimait cet endroit, calme. Une brise fraîche soufflait. Elle songeait. Les paroles de cette nature résonnaient comme un murmure dans son oreille. L'enchantement de la simplicité fit remonter une émotion enfouie, intemporelle. Elle la découvrait en même temps qu'elle s'en abreuvait. Sa caresse émouvante était à la fois amère et douce. Comme un de ces souvenirs que l'on croque l'espace d'un instant furtif et qui nous font voyager dans le temps.

  Elle humecta ses lèvres qui rosirent brièvement. Ses cheveux d’un blond ambré coulaient dans la brise légère. Ses yeux clos endormaient son corps de jeune femme. Peu à peu, elle s’évaporait, sourde au moindre frisson. C’est alors qu’une voix aux accents amers l’interpella.

- Ah ! Enfin je te trouve ! Bouges-toi poussinette, les cours vont reprendre.

  Cette interruption malvenue était le fait de Leel Neyel, meilleure amie d’Eléanne depuis la Grande Bataille des hochets parlants… Dès leur plus jeune âge, ces deux despotes avaient terrorisé le petit monde de leur crèche : Eléanne par sa grande taille, trait physique qu’elle avait gardé jusqu’alors, elle dépassait d’ailleurs d’une bonne tête de nombreux garçons de son âge. Leel, elle, avait une pugnacité naturelle doublée d’un caractère bien trempé. Leur alliance avait permis à ces deux petites terreurs de confisquer systématiquement les deux seuls jouets les plus intéressants. Cette alliance avait perduré depuis jusqu’à se muer en une amitié profonde, presque fraternelle.

- Une seconde s’il te plait…

Eléanne voulait prolonger sa contemplation mais la simple présence de son amie dans son dos la déconcentrait. Elle se leva, et ensemble, elles regagnèrent l’amphithéâtre où se déroulerait le dernier cours de leur dernière année. Demain, leur noviciat commencerait.

La salle était bruyante. On sentait l’excitation pour le grand soir qui approchait. La plupart des jeunes présents étaient en petits groupes. Il en émanait des rires, des éclats de voix. Certains avaient le visage plus tendu, une sorte d’inquiétude, la peur de mal faire peut-être. Eléanne ne parlait pas, assise au milieu de son groupe d’amis qui bavardaient à moitié allongés sur les tables de travail digitales. Elle s’était à nouveau plongée dans ses réflexions. Le professeur Strab entra et fit s’asseoir ses étudiants. Eléanne n’y prêta même pas attention. L’histoire n’était pas ce qu’elle préférait de toute façon. En fond sonore, le cours commença.

L’historien parlait, dialoguait avec ses élèves. Il s’assurait que tous allaient commencer leur vie d’adulte sur de bonnes bases : le savoir et l’écoute de soi. Au bout d’un certain temps, la jeune femme tendit l’oreille.

- Quand vous commencerez l’épreuve ce soir, ne vous oubliez pas.

Quelques rires fusèrent. L’homme aux tempes grisonnantes considéra l’assemblée devant lui. Il fronça les sourcils puis, levant les yeux au ciel, il reformula sa phrase.

- N’oubliez pas qui vous êtes. Vous êtes des êtres humains qui vont entrer dans la société eavas. Peu importe ce que dira le Conseil, et peu importe si vous choisissez d’ignorer l’orientation qu’il vous propose. D’autres l’ont fait, ils n’en sont pas morts.

Il marqua une pause. Personne ne riait plus désormais. Chacun avait tourné ses pensées vers ce moment attendu et redouté : le verdict du Conseil.

- Accueillez-vous, accueillez vos émotions et vos sentiments. Il faut être soi-même.

Le silence, extatique, demeura alors que l’érudit achevait sa phrase. Ses étudiants tentaient de mémoriser chaque mot, chaque intonation. L’atmosphère avait changé. L’excitation avait cédé progressivement sa place à la nostalgie teintée d’une légère fierté. Ils se regardaient les uns, les autres, beaucoup souriaient. Ils mesuraient le chemin parcouru.

- Quand vous aurez des doutes lors de noviciat, reprit leur professeur, ou même après être devenu citoyen, dans votre vie quotidienne, rappelez-vous ce que vous avez étudié ici, notamment en histoire.

- Pourquoi l’histoire en particulier ? interrompit une voix masculine.

Le professeur orienta son regard sur sa droite. Il s’agissait d’un jeune homme aux cheveux longs et blonds, striés de noir, et au visage fermé. Anton Tiper.

- J’ai appris ce que vous nous avez enseigné, continua Tiper. Pourtant, je n’en vois pas l’utilité. Réciter mes cours ne m’aidera pas dans mon noviciat… à moins de vouloir prendre votre place ! conclut-il en s’esclaffant.

- C’est que tu n’as pas compris alors, rétorqua calmement Strab. L’Histoire ce n’est pas des dates, des événements et des leçons… L’Histoire est un message en provenance du passé, destinée au présent afin qu’il prépare le futur.

Anton fronça les sourcils. Il ne semblait pas convaincu. D’autres également paraissait dubitatif ou chercher à comprendre le sens de ces mots. Devant ces mines déconcertées et en proie au doute, le professeur essaya une autre approche.

- Vous savez tous, du moins je l’espère, qu’à la fin de l’Exode l’humanité était composé de cinq familles.

Quelques murmures d’approbation parcoururent la salle.

- Bien, reprit l’enseignant. Mais les derniers témoins de l’Exode, tout du moins de la fin de l’Exode, sont morts quelques temps avant la guerre. Eux parlaient de l’existence de douze familles. Cependant, ils n’ont jamais eu la preuve tangible que d’autres êtres humains aient fait partie de l’Exode. Pourtant, Anton, si les majorités des archives de l’Exode n’avaient pas disparu sur Athréa, peut-être aurions-nous pu en savoir plus sur elles et sur leur existence supposée. Peut-être même aurions-nous pu connaître les raisons de cet exode ? Enfin, peut-être que ces connaissances nous auraient évité la guerre contre les Elegents et la fuite de notre peuple ici ?

Tout le monde comprenait ; le visage d’Anton paraissait s’éclairer également. Athréa était le monde promis, l’aboutissement du long Exode des cinq familles qui avait conduit leurs ancêtres dans ce système. Pourtant, d’après les témoignages et les rapports nombreux sur cette période, le soi-disant paradis fut un véritable cauchemar. Déjà investi par d’autres êtres vivants, les Arthrex, ce monde s’était révélé particulièrement hostile. En plus des attaques incessantes de ses habitants, la planète était une véritable fournaise mise à part quelques endroits bien spécifiques. Ces derniers étaient cependant infestés d’Arthrex. Lors d’une attaque majeure, les humains perdirent de nombreux vaisseaux et les données qu’ils contenaient. Leur héritage fut perdu dans sa grande majorité. Les survivants fuirent alors vers une autre planète du système, Caanpirna. Ces événements avaient traumatisé la génération des survivants mais ils leur étaient apparus essentiel alors de préserver ce qui restait de leurs souvenirs et de leurs connaissances. Il ne fallait que tout cela sombre dans l’oubli. Ainsi, Anton commençait à percevoir l’importance de connaitre, conserver et transmettre ces savoirs. Le risque de se perdre était trop grand.

- Imagine-toi marchant sur un chemin, insista Strab en fixant le jeune homme. Si tu ne sais pas d’où tu viens, comment peux-tu être sûr que tu ne retournes pas en arrière ? Si l’être humain ignore l’Histoire et son histoire, comment peut-il évoluer ? Ceci est valable pour toute société humaine mais aussi pour chaque individu qui la compose.

Il marqua une pause laissant à ses étudiants le temps de digérer cette dernière leçon ; ils en avaient besoin.

- Soyez à l’écoute de vous-mêmes. Alors, vous prendrez du recul sur ce qui vous entoure et sur votre propre vécu. Dans l’Histoire, les mêmes erreurs reviennent souvent. Elles ne sont pas une fatalité. Elles sont une chance.

A ces mots, certains ouvrirent de grands yeux quelque peu interloqués.

- De même, dans votre histoire, chaque épreuve est un message qui vous montre le problème à résoudre. A vous de le faire. Ce sera mon dernier conseil, conclut-il d’un sourire. A vous d’arpenter le chemin à présent.

L’assistante automatique fit entendre sa voix. Le cours se terminait. Les étudiants se levèrent en silence. Chacun était plongé dans une réflexion très personnelle. Il faisait chaud. Une atmosphère pesante, et pourtant pleine de promesses, flottait dans l’air.

Une fois libérés, les conversations reprirent progressivement à quelques pas de la salle ou à l’extérieur du bâtiment. Tous savaient désormais qu’ils aborderaient la suite des événements différemment ; comme si ce dernier cours, cette dernière intervention avait achevé de déchirer un voile opaque devant eux.

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