0 - Minuit

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Des cris. Des murs, blancs, immaculés. Un air oppressant. Lourd. La peur au ventre. L’impression terrifiante que la mort va s’abattre et faucher des vies d’un instant à l’autre. De l’angoisse et de l’inquiétude. Le cœur qui bat à cent à l’heure, à tout rompre, menaçant d’exploser à chaque instant tant la panique est à son comble. Le bruit d’une sirène qui hurle encore et encore. De la douleur. De la lumière. Et puis, plus rien.

La jeune femme avait ouvert les yeux d’un seul coup. L’air hagard, le souffle court, elle lança un regard affolé autour d’elle. La sombre ruelle était vide. Recroquevillée contre le mur de briques froides derrière elle, elle froissa un peu plus la robe qu’elle portait. Robe tellement sale et abimée qu’elle ne ressemblait plus à grand-chose. Elle avait encore fait ce terrible cauchemar et ne comprenait pas ce qu’il pouvait signifier. De toute façon, sa mémoire faisait l’impasse sur une grande partie de son passé. Elle n’avait aucun souvenir de ce qui avait pu se passer avant qu’elle ne se retrouve à errer dans les rues de Solstice.

Elle se releva donc, quittant la protection glaciale de la petite ruelle pour se diriger vers une autre rue. Lentement, d’un pas peu assuré. Elle s’assura d’un coup d’œil circulaire qu’il n’y avait personne aux alentours, puis gagna la poubelle la plus proche. La jeune femme plongea ses mains à l’intérieur, cherchant de quoi se nourrir. Au bout d’un moment, elle trouva enfin quelque chose. Un pain de viande artificielle à peine entamé. Elle le dévora en quelques secondes, prenant à peine le temps de mâcher correctement. C’était bien loin de la rassasier malheureusement. Le reste du contenu de la poubelle n’était pas intéressant à ses yeux.

D'un geste élégant malgré son accoutrement, elle repoussa les mèches de ses longs cheveux vers l'arrière et épousseta ses vêtements. Alors, seule dans la grande cité, elle recommença à vagabonder.

Ronan Laguna rentrait enfin chez lui après une journée de travail longue et harassante. Comme il n'avait pas eu le temps plus tôt, il avait fait quelques courses de dernières minutes. Pas grand-chose. Quelques fruits, des boîtes de conserve et des soupes instantanées. Pas de quoi faire le repas du siècle, juste de quoi se remplir l'estomac. Il était tard quand il avait réglé ses achats. Il jeta un coup d'œil rapide à sa montre. Minuit. Heureusement pour lui, certains magasins restaient ouverts toute la nuit.

L'homme marchait le long des rues le séparant de son appartement, faisant résonner le son des bruits de ses pas sur l'asphalte. A cette heure-ci, il n'y avait personne dehors. Le calme de la grande cité était agréable, et il se retrouva à se perdre dans ses pensée pendant un moment. Un bruit l'en sortit en un instant, et il ne put s'empêcher de pousser un soupir ennuyé. Plus loin, quelque chose fouillait les ordures. Sûrement un animal qui cherchait à se nourrir, comme un chat ou un chien. Il ne lui était pas venu à l'esprit que cela pouvait être autre chose. Et lorsqu'il vit la silhouette humanoïde se relever, il décida de dévier simplement son chemin pour s'éloigner. Ronan ne voulait pas d'ennuis. Et avec son sac de courses en main, il ne voulait pas non plus attirer l'envie chez cet inconnu.

La jeune femme releva la tête de la poubelle qu'elle fouillait. Une légère odeur flottait dans l'air. Une odeur bien plus agréable que celle des ordures. C'était très alléchant. Elle se tourna vivement dans la direction où se trouvait Ronan. Ce dernier s'éloignait. Elle remarqua alors le sac de provisions. La délicieuse odeur ne pouvait provenir que de là. Abandonnant alors la poubelle, elle fixa inconnu qui s'écartait doucement mais sûrement de son chemin. Sans attendre, elle se mit à le suivre. Discrètement. Elle ne voulait pas être repérée, car elle avait déjà eu des problèmes en suivant des étrangers.

Elle s'était déjà fait crier dessus, plusieurs fois. C'était dans le meilleur des cas. La jeune femme avait déjà été pourchassée, insultée de tous les noms d’oiseau possible. Une fois, on lui avait même jeté des cailloux pour la faire partir. Mais quand elle réussissait à voler un sac de nourriture, elle était récompensée par un bon repas. Quand ce qu'il y avait à l’intérieur était comestible, ce qui n'était pas forcément le cas à chaque fois.

La gueuse se trouvait à présent quelques mètres derrière Ronan. Son estomac gargouilla bruyamment. Puis, sans attendre un instant de plus, elle se lança sur sa proie.

Alors qu'il continuait à marcher, Ronan sentit qu'on essayait de lui voler son sac de courses. Il se retourna vivement pour repousser son agresseur. Ce dernier tomba à terre, sur les fesses. Et alors qu'il allait crier à l'intention de ce dernier une flopée d'insultes en tout genre, il en fut incapable. La pauvre femme décharnée qui se trouvait face à lui donnait juste mal au cœur. Cette dernière lui lança un regard qui le frappa. Quelque chose qui lui rappelait que lui aussi se sentait bien seul quand il rentrait dans son appartement. Une solitude qui l'accompagnait tous les jours depuis des années à présent.

C'était une nu-man. Son apparence ne laissait présager aucun doute là-dessus. Sa peau avait une teinte inhabituelle, et ce n'était pas la crasse qui lui donnait sa couleur vert amande. On était bien loin des teints de peau comme pêche, caramel ou cachet d'aspirine. Elle était parsemée d'écailles à certains endroits, et des nageoires parcouraient certaines de ses courbes, lui donnant un petit air de créature aquatique perdue sur la terre ferme. Ses longs cheveux avaient une coloration bien particulière : fuchsia, aussi lumineux que la fleur du même nom. Elle n'avait pas d'oreilles à proprement parler. Des petites nageoires les remplaçaient. C'était une nu-man, comme une partie de la population de la planète.

Ne quittant pas des yeux cette inconnue qui lui faisait penser à lui-même quelques années auparavant, Ronan lança sur un ton qui se voulait rassurant :

  • Tu ne veux venir chez moi et manger un peu ?

Elle se releva, essuyant son visage sale avec la manche dégoûtante de sa robe. D'habitude, les gens l'envoyaient balader ou essayaient de la frapper. Là, on l'invitait à manger. Sautillant sur place avec un grand sourire, elle répondit :

  • Oui ! Oui ! Je veux bien venir manger chez toi ! J'ai faim, et le pain de viande que j'ai trouvé dans la poubelle, ça ne remplit pas le ventre !

Et sans attendre, elle attrapa le bras de son bienfaiteur et tira dessus. Ronan fit une moue de dégoût quand son interlocutrice fit mention des fameux pains de viande artificielle. Ce n'était pas très cher, mais leur goût n'était pas terrible et il avait préféré éviter d'en manger.

  • Ça c'est sûr... Allez viens.

L'homme commença à reprendre la route, suivit de près par la nu-man. L'odeur pestilentielle que cette dernière dégageait lui donnait des haut-le-cœur. Le parfum des ordures qu'elle laissait derrière elle était le résultat des saletés dans laquelle elle avait dû traîner. En plus du repas, elle allait gagner un bain. Voir même deux. Le temps d’arriver jusqu’à l’appartement, il engagea la conversation.

  • Tu t’es enfui de chez ton propriétaire ?
  • Je sais plus.

C’était problématique si jamais c’était le cas. Au pire, il regarderait si elle n’avait pas un numéro d’identification et ferait une demande à la préfecture. Cela ne devait pas être très compliqué de retrouver le propriétaire de la nu-man. C’était quelque chose d’assez commun. Après tout, ils étaient considérés par une grande partie de la population comme des animaux. On les marquait à la naissance et on s'en servait jusqu'à ce qu'ils deviennent inutiles. C'était une chose que Ronan ne pouvait pas cautionner.

Il demanda quand même à tout hasard :

  • Il n’y a pas un endroit qui te vient en tête ?

La jeune femme croisa les bras, essayant de réfléchir quelques secondes à la réponse à apporter. Avant de grimacer à nouveau, l’air déçu plus qu’autre chose :

  • Je n'sais plus. J’ai oublié plein de choses. J'me rappelle juste de quand je suis arrivé à la rue. Avant ça, je sais pas.

Ronan se demandait si elle n'avait pas échappé à un propriétaire violent ou quelque chose comme ça. Dans tous les cas, elle ne lui appartenait pas. Du moins pour le moment. Dans son esprit, il était en train de se demander s’il n'allait pas faire les démarches nécessaires pour que la nu-man reste avec lui. Il était perdu dans ses pensées, et la jeune femme rappela sa présence en continuant sur le même ton :

  • Mais des fois, quand je dors je fais des rêves. C'est peut-être le passé. Pas le genre de rêve que j’aime bien faire. Je préfère quand il y a à manger dedans. Plein à manger. Comme des hamburgers ou des glaces.

Il allait lui demander depuis combien de temps elle était seule dans la rue, mais il se rendit compte qu'il ne connaissait même pas son nom.

  • Et ton nom ? Tu te rappelles de ton nom au moins ?

La nu-man secoua à nouveau la tête.

  • Ça fait partit des trucs que j’ai oubliés. Mais bon, c’est pas important. Si ?
  • Si, c’est important. Parce que c’est une partie de toi. De ton histoire.

Il était triste pour cette femme. Pas de passé, pas de nom. Rien. Juste la solitude.

  • Je vais t’en donner un en attendant que tu te souviennes du tiens. D'accord ?

Elle acquiesça d'un signe de tête, fixant son interlocuteur de son regard écarlate. Ce dernier n’eut pas longtemps à attendre avant de trouver un prénom.

  • Je vais t’appeler Lorelai. Qu'est-ce que tu en penses ?

Elle secoua la tête de haut en bas en souriant.

  • Oui ! C’est joli et j’aime bien.

Lorelai acquiesça à nouveau en reprenant son souffle, n’oubliant pas d’accompagner son enthousiasme de grands mouvements de bras. Ravi que le prénom lui plaise, Ronan étouffa un rire avant de lui répondre.

  • Content qu'il te plaise.

Son visage s'orna d'un large sourire. Un véritable sourire. Le premier depuis longtemps.

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