La danse des faux semblants (pt I)

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« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; [...] Mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : « J'ai souffert, souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. [Alfred de Musset] »

Sous un ciel radieux, deux âmes meurtries, portant en elles des fardeaux invisibles, se jouent dans une danse de faux-semblants. Leur complicité était telle qu'ils pouvaient être aisément confondus avec un couple, surtout vus de loin. Elle était une jeune femme aux mèches de cheveux dorés, dissimulant derrière des sourires de circonstance une douleur qui lui lacérait le cœur. Lui, un homme d'une allure magnétique, camouflait sous des airs détachés une vérité sombre qui assombrissait son âme.

Le jeune homme rompit le silence en se remémorant un souvenir commun, un sourire ambigu marquant ses lèvres.

— Tu te souviens de la première fois où on a fait des crêpes ensemble, Hailey ? Le ton de sa voix trahissait l'imperceptible tension qui s'instillait entre eux.

— C'était un désastre total. Répondit-elle, sa voix évoquant une mélodie de nostalgie. "On a dû jeter les trois premières crêpes.

Il émit un rire qui sonnait faux, et elle, comprenant l'artifice de sa gaieté, ajouta :

— C'était un désastre, en effet. On a failli renoncer à cette mascarade culinaire, mais finalement, c'est toi qui m'as encouragée à continuer.

La jeune femme regarde autours d’elle, se souvenant de sa situation, le regard triste :

— C'est drôle, je me dis que notre histoire ressemble un peu à cette pâte à crêpes : mélangée, chaotique…

Il l'interrompt doucement, ses yeux brillant d'une lueur d'amusement et d'une tendresse dissimulée :

_ Mais délicieuse finalement. Il reprend, s'approche d’elle et pose sa main sur la sienne Mais c'est aussi ce qui nous donne un sentiment de liberté, même si c'est éphémère.

Les mots s'alourdissent de non-dits, et Hailey, absorbée par le triste reflet que leur histoire renvoyait, poursuit sa tâche silencieuse. Dans la poêle chaude, la pâte à crêpes siffle, comme une métaphore de leur relation.

Après de longues minutes d'échange, il laissa apparaître son trésor, l'instrument de sa mère, une guitare aux courbes vieillies par le temps, témoin silencieux des joies et des peines. Ils s'installèrent côte à côte sur un banc du jardin, un coin de paradis à l'ombre des majestueux arbres. Les cordes de la vieille guitare grinçaient doucement lorsqu'elles étaient accordées, puis la mélodie prit vie. Le jeune homme, un sourire lumineux illuminant son visage, se mit à chanter tendrement la mélodie de son cœur : "Falling in Love" d'Elvis Presley. Ses doigts dansaient sur les cordes de la guitare. Chaque corde pincée semblait transmettre une part de l'âme du musicien, emplissant l'atmosphère d'une intensité presque tangible.

Les notes, tantôt douces comme un souffle d'été, tantôt puissantes comme une marée déchaînée, s'échappent de ses doigts agiles, tandis que son regard, teinté d'admiration, se fixe sur la jeune fille. Elle, en retour, lui offre un sourire, mais en réalité, son esprit vagabonde bien au-delà de ce ciel azuré et du cadre enchanteur du jardin. Les arômes floraux du jardin imprégnaient l'air, mélangeant les parfums sucrés du jasmin avec la fraîcheur terreuse de l'herbe fraîchement coupée. Les arbres, comme des sentinelles silencieuses, encerclent cet espace, créant une atmosphère quasiment féerique.

— Wise men say only fools rush in… Sa voix est un murmure empreint de douceur et de gravité, alors que ses doigts dansent sur les cordes, captivants.

— Cette chanson est magnifique et tellement puissante !, dit-elle, le cœur gonflé d'une émotion qu'elle peine à contenir.

— Oui, elle a ce pouvoir, de nous faire oublier, ne serait-ce qu'un instant, les soucis du monde, il acquiesce.

— But I can't help falling in love with you… La blonde, les larmes aux yeux, chantonne avec lui.

Hailey ferma les yeux, se laissant emporter par la mélodie. Elle pouvait sentir le bois sous ses doigts, lisse et familier, vibrant en harmonie avec la musique. Les notes se déversaient en elle, évoquant des images de souvenirs lointains et de rêves à venir. La musique était comme un pont entre le passé et le présent, une échappatoire vers un monde de beauté et d'émotions.

Cependant, cette beauté apparente dissimule une tragédie profonde. En son for intérieur, elle restait captive, perdue dans l'épaisseur des arbres qui les entouraient. Elle est prisonnière, comme lui, d'un destin inéluctable, les arbres servant de barreaux invisibles à leur geôle émotionnelle. Aujourd'hui, elle n'a physiquement aucune chaîne, mais mentalement, elle est enchaînée.

Elle se sait perdue au cœur de cette forêt dense, où chaque échappée semble vouée à l'échec. Malgré tout, un mince espoir persiste en elle, lui donnant la force de continuer, car même si elle a accepté l'inéluctabilité de sa situation, cette tentative sera sa dernière. Réussir ou échouer, peu importe, elle ne peut que penser à la maxime : "Rien ne sert de courir, il faut partir à point." Elle s'accroche à cet espoir, une bouée de sauvetage dans un océan d'incertitudes.

Elle avait vécu cinq années interminables entre les griffes de la captivité. Cinq ans passés à lutter sans relâche, mais sans succès, contre son emprisonnement. Malgré tout, la résilience de la jeune fille demeurait ; intacte, infrangible. Il s'était efforcé de la briser, de la mettre à son image, mais en dépit de ses efforts, elle restait hors de sa portée. Elle avait compris les règles de son jeu funeste bien plus vite qu'il ne l'avait anticipé. Cependant, son entendement ne lui suffisait pas et chaque manœuvre qu'il tentait de mettre en place se soldait par un échec irrémédiable. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Non, même révéler les tristes détails de son passé familial n'avait réussi à ébranler Hailey.

— Tel père, tel fils, avait-elle sagement décrété après avoir écouté son récit.

Hailey était une jeune femme exceptionnelle, à la personnalité fascinante, c'est pourquoi il l'avait choisie. D'une beauté époustouflante, elle détenait en elle une force intérieure incontestable.

La notion du temps était devenue floue dans ce lieu, presque irréelle. Les journées semblaient s'allonger indéfiniment tandis que les nuits se réduisaient à de simples instants furtifs. Les conversations fluides du passé étaient maintenant des souvenirs lointains, chassées par le silence devenu omniprésent. L'air était chargé d'un potentiel changement, quasiment imperceptible. C'est sans doute pour cette raison qu'il l'avait autorisée à sortir ce jour-là.

C'était seulement sa deuxième fois depuis leur arrivée ici. L'atmosphère avait des allures de commémoration morbide. Pourtant, l'espoir, aussi minime soit-il, était son salut, la seule chose qui maintenait son cœur en vie.

Elle avait renoncé à maintes reprises après d'innombrables tentatives infructueuses, mais cette fois-ci était différente. Elle jouait un jeu périlleux, une ultime tentative de liberté. Le cœur d'Hailey, c'est ainsi qu'on l'appelait, se gonflait d'espoir à l'idée de l'évasion prochaine.

À l'aube, la lumière du jour offrait une issue. Elle savait que ce matin serait le moment. Elle se préparait face au miroir de la salle de bain, une pièce maudite où ses secrets se cachaient. Ses courbes étaient devenues une arme, sculptées par la résolution. Dans ses yeux, l'éclat de la jeune fille qu'elle avait été luttait pour ne pas s'éteindre complètement. Elle savait que la tâche à accomplir était risquée, et que chaque détail comptait. Alors qu'elle planifiait sa tentative d'évasion, chaque bruit dans la maison se transformait en un signal d'alarme strident dans son esprit. Les grincements du plancher, le murmure du vent à travers les fenêtres, tout semblait être le souffle menaçant de l'homme qui la retenait prisonnière. Ses propres battements de cœur résonnaient dans ses oreilles, rythmant le compte à rebours de sa tentative risquée.

Elle était consciente que ses mouvements étaient constamment surveillés, que chaque pas vers la porte verrouillée était suivi par des yeux invisibles. Lorsqu'elle s'approcha de la porte, la poignée froide sous ses doigts, l'ombre du harceleur pèse sur elle, comme un prédateur attendant patiemment sa proie.

La tension était palpable, l'atmosphère chargée d'anticipation. Chaque seconde qui s'écoulait rendait la possibilité d'une évasion plus dangereuse, mais Hailey était déterminée à risquer le tout pour échapper à cet enfer. Elle savait qu'elle devait être plus rusée, plus déterminée que jamais pour réussir.

Hailey s'élança hors de la maison lugubre, courant à travers la forêt dense comme une biche traquée. Les arbres se referment sur elle, créant un labyrinthe de feuilles et de branches. Ses pieds martelant le sol inégal. Chaque pas était une course désespérée pour la liberté, le son de ses propres battements de cœur résonnant dans ses oreilles. Chaque fois qu'elle jetait un regard par-dessus son épaule, elle pouvait voir le ravisseur se rapprocher, ses pas rapides résonnant dans le silence oppressant de la forêt. La tension était à son comble, la forêt ajoutant un élément d'horreur à sa fuite.

Alors qu'elle émergea d'une clairière, elle fut confrontée au bord d’une falaise escarpée. L'abîme s'étendait devant elle, un gouffre vertigineux ayant pour sol, de l’eau. Elle fit une pause, la peur et la détermination se battant en elle. Elle réalisait que ses options se réduisaient à néant. La falaise se dressait devant elle comme une barrière insurmontable. Hailey était prise au piège, une proie acculée. Son cœur battait la chamade, et l'angoisse la submergeait. Le piège se refermait, et il devenait évident qu'elle ne pourrait pas lui échapper en reculant.

Hailey savait qu'elle n'avait plus nulle part où aller, que le précipice était le seul choix qui lui restât. La jeune femme tourna son regard vers l'homme qui l'avait retenue prisonnière pendant si longtemps. Le dialogue tendu qui s'ensuivit était une danse de paroles acérées, chacun luttant pour prendre l’ascendant. La tension était presque insupportable, car la décision qu'elle devait prendre se dessinait clairement.

Le kidnappeur s'approcha lentement, un sourire malsain aux lèvres.

— Tu ne peux pas m'échapper, Hailey, cracha-t-il. Tu es à moi, pour toujours.

La détermination d'Hailey, déjà éprouvée par cinq longues années de captivité, était à son paroxysme. En se tenant au bord de la falaise, le vent fouettant son visage, elle sut qu'elle avait atteint le point de non-retour. La lueur de défi dans ses yeux rencontra le regard glacé de son kidnappeur.

— Peut-être, répondit-elle d'une voix tremblante. Mais je ne serai jamais tienne, peu importe ce que tu fais.

Puis, sans un regard en arrière, elle sauta dans le vide. La chute fut brusque et vertigineuse, comme un rêve cauchemardesque se mélangeant à la réalité. Elle ferma les yeux, l'air sifflant à ses oreilles, la gravité attirant son corps vers l'inévitable. Sa chute ressembla à celles des étoiles filantes, un plongeon étourdissant dans l'insondable. Entre ciel et abysses, elle embrassa cette liberté tant convoitée, se fondant dans un espace avec lequel le temps semblait suspendu. Sa respiration se faisait sifflante, chaque poumon empli d'un air devenu précieux. Sa vie défilait devant ses yeux, comme un film que l'on visionne pour la dernière fois. Des souvenirs amers, des moments de joie volés, des combats sans relâche et puis... Le vide.

L'impact avec l'eau froide l'ébranla violemment, la précipitant dans un autre univers, opaque et silencieux. L'eau, douce, mais impitoyable, accueillait ses sanglots muets, emprisonnant ses cris de désespoir dans un tourbillon d'ondes infinies. Tout autour d'elle, l'obscurité s'étendait comme un drap funèbre, tandis que de maigres éclats de lumière scintillaient encore au-dessus de l'eau, tels des gardiens silencieux veillant sur sa destinée. La pression était insoutenable. Chaque seconde qui passait apparaissait comme une éternité, chaque bulle d'oxygène qui lui échappait devenant le symbole de sa lutte acharnée pour la survie. Elle essaya d'émerger, de reprendre son souffle dans un sursaut d'espoir, mais l'eau l'invita à descendre encore, toujours plus profondément.

Son corps s'agitait en désordre, faisant appel à des forces qu'elle ne savait plus posséder. Hailey, la femme au cœur de lion, voyait ses limites humaines s'imposer, sévères et impitoyables. Elle lutta donc, avec toute l'énergie qui lui restait : dansant une valse avec la mort dans une mer silencieuse. À travers la réverbération incertaine des eaux, elle discerna seulement le reflet du ciel, si loin au-dessus d'elle. Ce ciel radieux, ce miroir azuré qui contrastait tant avec l'obscurité oppressive dans laquelle elle se débattait. Et pourtant, même dans cette lutte désespérée, elle ne renonçait pas. Dans une ultime résistance, Hailey, cette âme rebelle, poussa vers la claire surface, aspirant à la liberté qu'elle invoquait avec un désir brûlant.

Figé sur le bord de la falaise, il contemple avec incrédulité la scène qui se déroule sous ses yeux. Il ne s'attendait pas à un tel dénouement. Ses yeux s'écarquillèrent alors qu'il voyait Hailey disparaître au-delà du rebord de la falaise. Elle n'aurait pas osé, se dit-il. Mais elle l'avait fait. Son jeu, ses règles, sa domination – tout avait été réduit à néant par cet acte ultime de défiance. Le souffle coupé, il mit quelques instants avant de rassembler ses esprits.

La forêt, témoin muet de cette tragédie en cours, semblait retenir son souffle. Les feuilles bruissaient, le vent suspendu au murmure de la nature. Abasourdi par l'audace d’Hailey, il ne réagit pas immédiatement. Puis, un flot d'émotions contradictoires le submergea. La surprise céda la place à la frustration et la frustration à la rage. Un rugissement primal s'échappa de sa gorge, déchirant le calme relatif de la nature environnante. Il était impuissant, dépassé par les événements.

— Non ! hurla-t-il, impuissant, en voyant la silhouette de la jeune femme disparaître dans les profondeurs de l'eau.

Il s'approche du rebord, scrutant la surface agitée de la rivière. Une onde de choc traverse son visage alors qu'il réalise l'ampleur de ce qui vient de se produire. La certitude de sa domination s'évapore avec le plongeon audacieux d’Hailey. Il était désarmé, confronté à la réalité inattendue de sa propre défaite.

Les secondes s'écoulent comme des heures. Le cours d’eau garde son secret, ne livrant aucun indice sur le destin de la jeune femme. Il se sent pris au piège entre l'incompréhension et la frustration. Ne pouvant concevoir que sa proie lui ait échappé de cette manière.

Puis un calcul glacial reprend le dessus. Il doit agir vite. La première chose qu'il fait est de vérifier avec prudence les alentours. L'écho de sa victoire sur la solitude résonne avec une pointe d'amertume. Il recule alors lentement, conservant une apparence de calme, tout en tissant un scénario dans son esprit retors.

Sachant qu'il n'avait plus d'issue, il se rend, avec la prétention qu'un homme tel que lui devait contrôler même sa chute. Il essaye d'énoncer ses conditions, de maintenir une certaine dignité dans la défaite, mais la vérité reste implacable : il a perdu, et sa fin sera dictée par d'autres que lui.

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