Au fond du trou

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17 décembre 2004

J'en ai choisi un vert. Vert espérance. "Tu te retrouveras quelqu'un un jour, sûrement, dans quelques années". Si seulement ! Combien d'années ?

Je suis allé dans le tiroir du bureau où elle rangeait les cahiers neufs, et j'en ai pris un vert. Il y en avait des bleus aussi, mais le bleu c'était toujours celui des maths. Alors non, trop de mauvais souvenirs.

C'est parce qu'avant-hier, j'ai vu Sylvain. Il a cogné à ma porte comme un sourd, et il a gueulé :

- J'te préviens, Bernard, je sais qu't'es là. Si tu ouvres pas, j'appelle les flics.

J'ai ouvert, et je suis retourné m'asseoir. Je n'ai rien dit.

- Mais ça caille, ici ! T'as même pas de chauffage ! T'es fou ? Avec le temps qu'il fait, tu vas attraper la mort !

Je n'ai pas répondu. J'ai pensé qu'au fond, au point où j'en étais, je m'en foutais pas mal "d'attraper la mort".

Mais mon frère a posé le sac en plastique qu'il avait apporté sur la table de la cuisine, il a filé au sous-sol, a ramené des journaux, des morceaux de cageot et du petit bois. Puis il s'est mis à genoux devant l'insert et l'a allumé, toujours en secouant la tête.

- Putain, Bernard, tu déconnes, là ! Même pas de chauffage !

Un quart d'heure plus tard ronflait un feu d'enfer. Et puis il a sorti de la vaisselle, du pain et de la charcuterie.

- Je parie qu't'as rien à bouffer ? Bon, J'ai amené de quoi faire une raclette. J'sais qu't'aimes ça !

On a mangé tous les deux au salon, devant le feu, avec nos assiettes sur les genoux. Après, il a sorti une bouteille et nous a fait un grog : rhum, miel, citron, eau frémissante.

Il devait être au moins minuit quand il s'est mis à me parler :

- Maint'nant, tu vas m'écouter ! Ca fait deux mois qu'on t'voit plus, qu'tu vas plus bosser, qu'tu réponds plus au téléphone, qu'tu sors plus... Ca peut plus durer !

- Mm...

- Alors tu vas t'secouer ! T'vas t'faire du feu, t'faire des courses, mettre de l'ordre dans ton bordel !

Il m'a montré les vêtements qui traînaient, les miettes par terre, les papiers sur la table.

- T'es pas comme ça, merde !

- J'en ai trop sur le cœur, ai-je fini par répondre, sans le regarder.

Grâce à l'alcool, sans doute, je sentais une certaine torpeur m'envahir. Ce n'était pas désagréable.

- Et c'est la faute de la mère, ça, c'que t'as sur le l'cœur ? a-t-il crié.

J'ai haussé les épaules.

- Ca fait soixante-treize jours qu'elle t'a pas vu ! Soixante-treize jours ! Elle se fait un sang d'encre ! Alors tu vas t'secouer, t'entends !

-Trop sur le cœur, j'te dis.

- Et ben t'as qu'à l'dire, c'que t'as sur le cœur, pis après ça ira mieux. Va voir un psy, fais quelque chose !

- J'peux pas !

- Bon ben alors, t'l'écris . Tu t'débrouilles ! Parce que là, c'est bientôt Noël et pour Noël, ta gamine elle vient ! Alors tu t'démerdes, mais faut qu'tu sois en état t'entends ? J'compte sur toi hein ? Et pis t'vas lui ach'ter un cadeau, aussi. Tu vas t'secouer !

- Elle vient ? C'est vrai ?

Sur le coup, je n'ai pas vraiment su si j'en étais content ou accablé. Je crois que je n'ai guère tardé à m'endormir.

En tout cas, le cahier c'est pour ça. Je ne le dirai à personne parce que c'est quand même un truc de bonne femme, mais j'écrirai tout ça, et peut-être qu'après ça pèsera moins lourd ?

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