L'arrêt d'autobus

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   L'arrêt d'autobus est là, encore une fois, fidèle au poste. Rien n'a changé depuis la veille ; d'ailleurs, rien n'a changé depuis dix ans. Je m'avance avec réticence vers lui, lentement, silencieusement, en jetant des regards de biais vers la rue que je ne m'explique pas. Je ne l'ai jamais aimé cet arrêt d'autobus. Il est sombre, délavé, collant des affiches en papiers qu'il a porté et branlant sous son toit de tôle aux replis forgés. Même l'ouverture rectangulaire qui mène à l'intérieur ne me donne pas envie d'y aller. C'est un trou noir, un abysse impénétrable, une porte vers un autre monde que je voudrais ne pas connaître et ne jamais revoir. Mais chaque matin, chaque jour, chaque mois, je retourne à l'intérieur en attendant ce bus qui ne vient pas.

Comme d'habitude, je porte mon sac en cuir comme une chaîne de prisonnier, à bout de bras, et comme d'habitude, la petite bruine fine qui se dépose sur mes épaules, mes mains et mes cheveux me trempe avec plus d'intensité qu'un véritable déluge. C'est de la faute de l'arrêt d'autobus. Quand je marche vers lui, la réalité s'étire, se tord et se distend de sorte que j'ai l'impression de traverser un passage piétons effacés dont on ne voit jamais le bout. Finalement et comme par pitié, les bandes blanches et noires arrêtent de s'allonger pour me laisser poser un pied sur le trottoir.

Là, la porte m'aspire. Entre le moment où j'atteins le trottoir et celui ou j'entre dans l'arrêt d'autobus, je ne parviens jamais à me rappeler de ce qu'il se passe. Il y a juste cette impression d'être attiré, poussé vers cet intérieur qui m'attire et m'effraie tout à la fois. Dès que l'entrée se retrouve dans mon dos, le Froid s'agglutine autour de moi comme des lucioles sur une lampe. Le Froid est mesquin. Il m'enveloppe, se colle à ma peau et me pénètre sans plus repartir. Parfois même, il rentre dans mon coeur pour la glacer d'avantage qu'il ne l'est. Je n'aime pas le Froid.

Peu après, c'est la Tristesse qui me rejoint. La Tristesse est lente, vaseuse, pleine de regrets et de peurs oubliés. Dans le noir profond de l'arrêt d'autobus, elle se glisse sur le sol et s'imprime sur mon cerveau comme une carte gravé. Quand j'arrive, tous les matins, elle fait peser mon sac plus lourd, s'appuie sur mes épaules, pèse sur mon coeur et verse des larmes sur mes joues. Viennent-elles vraiment de moi ? Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Mais malgré Froid et Tristesse, je suis décidé à rester debout, ici, dans cet arrêt noir qui me paraît sans fond. Le bus passera un jour, c'est certain. C'est écrit sur le panneau rouillé qui pend à l'entrée. Il y a une heure d'inscrite, un jour de prévu, mais cela me paraît chaque fois si loin que j'en viens à me demander si le bus existe. Peut-être n'est-ce qu'un mythe après tout. Pourquoi suis-je si sûr de son existence ?

Enfin, après une attente que je ne saurais mesurer, la Douleur arrive à son tour. Douleur n'est pas seulement physique, elle est sentimentale. C'est pourquoi Douleur est toujours celle qui me fait craquer, celle qui pousse corps et mon coeur à abandonner le bus. Quand Douleur rencontre Tristesse, elles deviennent liés d'une manière trop violente pour moi, d'une manière qui rend Froid plus mordant et abat mes espoirs comme un vulgaire château de carte.

Cette fois, je dois tenir. Je dois supporter les mains longilignes de Froid, le poids trop lourd de Tristesse et les crocs tranchants de Douleur. Ils vivent tous dans l'arrêt de bus, tapis dans l'ombre en guettant ma venu. Dès que je viens, ils me rejoignent et m'effraie. Je sers mon sac de cuir plus fort entre mes doigts quand Douleur s'accentue, je me recroqueville quand Froid s'intensifie. Je dois tenir, je dois tenir, je dois tenir. Je n'ose ouvrir les yeux, de peur d'apercevoir des souvenirs que je voudrais pouvoir oublier ; et pourtant je le fais quand même. Aussitôt, les images m'agressent.

Je vois une vieille voiture, un capot cabossé et un pneu patiné. Un crissement résonne dans mes oreilles, suraiguë, insupportable, menaçant. De la feraille, on passe au son, et du son, on passe au sang. Ce sont soudain des éclaboussures vermeils, des traînés carmins sur le fond noir de l'arrêt d'autobus. Froid presse violemment mon coeur contre ma cage thoracique, Douleur me griffe la peau et l'espoir en les détériorant couche par couche, miette après miette ; en fond, le cris strident de Tristesse me rend sourd et puis aveugle.

Je m'accroche à mon sac de cuir, ma vie, en hurlant pour qu'on ne me l'enlève pas. Ce sac, c'est tout ce qui me permet encore de pouvoir me rendre à l'arrêt de bus, mais chaque jour, il est de plus en plus lourd et de plus en plus difficile à traîner derrière moi.

Je sais que la chose ne va pas tarder à venir. Comme chaque fois. La chose va arriver, m'attaquer, me secouer, me tuer. Soudain, contre la clarté de la porte de l'arrêt, je la vois venir. Elle sort de la rue vide, comme à son habitude, seul compagnon de mes attentes difficiles. Sa capuche noir plonge sa tête sans visage ce qui me semble une copie conforme de la porte de l'arrêt d'autobus.

- Donne-le moi, murmure-t-il doucement. Donne-le moi.

Sa main s'abat sur mon épaule. Je frémis. Ses doigts glissent sur mon bras, ma peau, en passant au travers de mes barrières mentales sans difficultés ; enfin, il touche le sac. Et il tire brusquement dessus. Aujourd'hui il parvient presque à me l'arracher. Je sens mon souffle s'arrêter, mon coeur se figer, mon corps paraît sur le point de renoncer à toute activité... Mais le doigt qui touche encore le cuir lisse me sauve. D'un geste brusque, je prends mon sac, respire un grand coup et sort en larmes, courant sur le passage piétons sans fins sous la pluie fine.

J'ai encore raté le bus aujourd'hui. Comme chaque jour, je vais retourner dormir en serrant fort mon sac contre moi, et le lendemain je tenterais une nouvelle de prendre le bus pour rejoindre ceux que je connaissais. Avec un regard en arrière, je vois une dernière fois l'arrêt d'autobus de l'autre côté de la rue, sombre, sale et décrépie. Mon sac est lourd ce matin. Peut-être devrais-je finir par l'abandonner. Cela fait trop longtemps que je suis ici, trop longtemps que j'attends.

Aujourd'hui, j'ai encore raté le bus.

Mon coeur se serre en pensant qu'il me faudra tout recommencer demain.

Je n'ai jamais aimé cet arrêt d'autobus.

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