Comme des frères

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Il avait beau s'être lavé et relavé les mains, des heures plus tard il les essuyait encore dans un chiffon.

Même si on l'avait prévenu, il n'aurait jamais cru que ça arriverait. Encore moins qu'il pourrait le faire. Mais la colère, la honte, l'horreur s'étaient abattues sur lui quelques heures plus tôt.

Il était du genre discret. Le gars qu'on voit passer sans le voir. Petit, trapu, plus aucun cheveux sur le caillou. Si on lui demandait comment il allait, il répondait invariablement la même chose « ça va, et toi? », le tout accompagné d'un petit sourire. La réponse parfaite pour éviter de s'épancher. Comme si prendre un peu de place était déjà de trop pour lui. Il était comme ça, à toujours cacher quand ça n'allait pas, même à ses amis. Il n'osait pas leur dire que sa société était en restructuration. Que son job, qui pendant longtemps n'avait plus tenu qu'à un fil, avait tout simplement été supprimé. « Je suis désolé, mais on va devoir se passer de toi», une phrase toute simple qui l'avait marqué comme un coup de fouet.

Malgré ce qui lui était arrivé dans la vie, il avait toujours eu ses trois amis sur qui compter. Ça faisait quelques années maintenant qu'ils se retrouvaient chaque semaine. Bien sûr, il parlait très peu de lui, même si les autres s'en inquiétaient très souvent. On ne lui avait pas appris à partager ses états d'âmes, mais juste leur compagnie et leur soutien constant suffisaient à lui remonter le moral.

Quand il les retrouverait, il avait décidé de ne rien dire. Il hésitait parce qu'il savait qu'il arrivait au point de rupture. Celui où il porte tellement de choses que les mots risqueraient de franchir ses lèvres, malgré lui. Mais pas cette fois, parce qu'il savait que les trois autres traversaient une période difficile. Chacun de leur côté. Alors pas question de plomber l'ambiance. Il arriverait normalement. En souriant. Même si une boule se formait depuis dans sa gorge, et qu'un poids nouveau pesait sur son estomac. Peut-être oserait-il se lancer la prochaine fois.

Cette semaine, pour leur traditionnel verre du vendredi soir, ils s'étaient donnés rendez-vous dans un nouvel endroit, pour changer. Il s'était trompé de porte en rentrant. Ses amis étaient déjà réunis, et discutaient. Ils ne l'avaient pas vu.

- Tiens pas encore là l'autre idiot? en retard aujourd'hui!

- Tu penses, en lui donnant cette nouvelle adresse, on devait bien se douter que ça allait le perturber!

Ils éclatèrent de rire.

- Combien de temps tu crois, avant qu'il ne nous parle de ce qui lui arrive? il a de la résistance quand même! il est plus difficile à briser que les autres il me semble non?

– Je lui reconnais une sacrée endurance. Il a pas moufté quand sa copine est partie. Après l'avoir baisée, j'ai quand même dû allonger une sacrée somme pour qu'elle disparaisse!

– Oui, et toi, ça fait des mois que tu fais du chantage à son patron, pour qu'il le vire, et enfin il vient de céder! J'ai hâte de voir sa tête ce coup-ci...

– Tu vas voir, ici c'est la bonne...sinon depuis qu'on brise des idiots, ce serait bien la première fois que je perdrais un pari...

- « Briser la vie des autres pour égayer la nôtre », tel est notre devise!

– Faites gaffe à ce que vous dites les gars, il devrait pas tarder.…

Il avait fait demi tour. Avait laissé passer quelques minutes, choqué. Brisé. Instinctivement il avait fait le lien entre eux, ce qui lui était arrivé depuis qu'il les connaissait, leur réaction tellement...mielleuse, à chaque période de malheur. Comme s'ils savaient.

Il s'était décidé rapidement.

Il était reparti sur ses pas, pour arriver par la bonne porte. Tout sourire. Comme si de rien n'était. Des heures à parler, à rigoler, avec l'impression de voir pour la première fois leurs vrais visages.

Des heures plus tard, il avait attendu qu'ils se séparent du bar pour proposer de raccompagner Fabrice, alors que les deux autres étaient déjà partis.

Arrivé en bas de chez lui, il avait prétexté un léger malaise pour se faire offrir un verre d'eau.

Et puis, sans même y penser, ses mains s'étaient resserrées autour de son cou. Il voyait l'autre écarquiller les yeux de surprise. Il avait serré, serré, serré encore. Ne réagissant même pas aux marques de griffures. Sentant l'autre essayer de déglutir, de respirer...jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien. Juste des yeux vides.

Il était parti, vide de toute émotion, comme un automate. Avait soigneusement barré le nom et les coordonnées de Fabrice dans son carnet d'adresses. Qui n'en contenait que deux autres.

C'était la première fois.

Plus que deux.

Et puis il verrait bien.

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