Séance d’enregistrement

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East Elk Avenue, Glendale, Californie

Je me réveille avec la gueule de bois. J’aimerais rester couché encore un moment pour que ça passe, mais j’ai rendez-vous avec mes partenaires pour une séance studio. Je suis rentré à trois heures du matin et j'ai trop bu avec Nash. Après avoir suivi mes deux tourmenteurs, mon pote est revenu au Club. Il m’a fait part de ce qu’il avait découvert, à savoir pas grand-chose, mais il a surtout essayé de me rassurer. De verre en verre, nous avons commencé à refaire le monde et envisager divers avenirs. Ce matin, il ne me reste que le mal de tête et la sensation de voguer sur un bateau au milieu des vagues. Mon cœur est nauséeux comme le jour où je suis sorti pour une partie de pêche avec des copains à Catalina. J’aime l’océan, mais seulement vu depuis le sable de la plage. Je jette deux cachets de citrate de bétaïne dans un verre d’eau et j’avale un Advil. Le temps d’une longue douche, les médocs commencent à faire leur effet et je me sens un peu mieux. Je regarde ma montre, j’ai réglé le réveil au plus juste en rentrant, il ne faut pas je traine. Un trio peut à la limite commencer à jouer sans la batterie ou sans la basse, mais si le pianiste n’est pas là, c’est foutu.

Le studio se situe à Glendale. Ce n’est pas vraiment un studio professionnel, c’est un pote de Jeff qui a aménagé chez lui un espace permettant de réaliser des enregistrements de qualité correcte afin de préparer des maquettes. Nous nous y retrouvons souvent, quand nous ne jouons pas le soir, pour travailler sur nos propres compositions. Il est un peu plus de onze heures quand le taxi me dépose devant la porte. Je suis en retard, mais pas trop. Jeff et Martin sont déjà là et Marcus, le propriétaire des lieux et ingénieur du son, leur fait écouter quelques enregistrements récents. On reste un moment à discuter de ce qu’on va faire avant de passer dans la partie dédiée aux instrumentistes. Les conditions ne sont pas optimales, le piano est numérique et Jeff a apporté une basse électrique, moins encombrante que l’acoustique, mais c’est suffisant pour dégrossir nos schémas actuels. Nous jouons ensemble depuis quelques années déjà et nous avons pu enregistrer trois albums sur un label indépendant. Sans rouler sur l’or, nous arrivons à vivre de notre musique, ce qui est plutôt pas mal. Chacun d’entre nous a aussi des activités indépendantes en tant que sideman[1] ou enseignant. Nous jouons en général deux ou trois soirs par semaine dans les clubs de la ville et de la région, ce qui nous laisse quand même pas mal de temps libre.

C’est en général moi qui élabore le canevas de nos compositions. J’ai étudié le piano au Conservatoire Français, à Beverly Hills et j’ai suivi des cours de musicologie à l’UCLA, après mes premières années de fac à Santa Barbara. Jeff et Martin viennent ensuite enrichir les thèmes avec les spécificités de leurs instruments. Les morceaux sur lesquels nous travaillons en ce moment sont en chantier depuis quelques semaines, ça commence à ressembler à quelque chose. Il nous arrive même de les tester certains soirs sur scène. Mes principales influences ont été Bill Evans et Oscar Peterson, mais surtout le français Michel Petrucciani que j’ai eu la chance de voir jouer au Village Vanguard, à une époque où j’allais assez souvent à New-York.

On joue pendant un peu plus d’une heure. Marcus fait quelques prises que l’on étudie tous ensemble. On sent qu’on se rapproche. Après une pause pour le déjeuner, Jeff me prend à part.

« Je te connais depuis assez longtemps, Mike, je vois quand quelque chose ne va pas chez toi. Ce matin tu as bien joué, rien à redire de ce côté-là, mais je te sentais ailleurs. Qu’est-ce qui te préoccupe ? C’est en relation avec ces gars qui t’ont agressé l’autre soir ?

— Ils sont revenus hier !

— Oui, je sais, je les ai remarqués moi aussi. Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

— C’est une histoire de jeu et de pognon.

— Tu leur dois de l’argent ?

— Non, pas vraiment. J’ai joué au poker contre leur patron et j’ai gagné. Un peu trop à son goût et il est mauvais perdant.

— C’est pour ça qu’il a envoyé ces types ? C’est qui ce mec ? Un gangster ?

— J’en sais rien pour le moment. Avec Nash, on essaie de l’identifier. Ensuite, on avisera. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il a un business sur le port de Long Beach et qu’il roule en Lamborghini.

— C’est pas un miséreux !

— Je ne pense pas que ce soit le montant de mes gains qui lui pose un problème, c’est plutôt une question d’honneur, ou quelque chose comme ça.

— C’est plus gênant, en effet.

— Allez, dis-je pour conclure, on ne va pas se laisser pourrir la vie pour ça, on y retourne ?

— N’oublie pas qu’on est là pour t’aider si tu as besoin de quelque chose !

— Pas de problème, je sais que vous êtes de vrais amis. »

On se remet au travail et on enregistre encore trois morceaux, avec de nombreuses pauses pour discuter du résultat. Quand on a enfin terminé, je reconnecte mon portable, je le coupe toujours quand je travaille. Je vois que Mary a essayé de m’appeler. Je lui répond par texto en lui proposant de boire un verre ce soir. Elle accepte le principe et je lui propose de passer à la maison avec Nash s’il est libre.



[1] Un sideman est un musicien professionnel dont les services sont requis pour enregistrer avec un groupe de musique dont il n'est pas membre permanent.

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