Le Club

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Le Club, Santa Monica Boulevard – West Hollywood

La sonnerie de mon téléphone me tire d’un sommeil lourd. Je regarde l’appareil, ce n’est pas un appel, mais l’alarme que j’avais programmée pour vingt heures. Il fait presque nuit dans la pièce. J’ai encore deux heures pour me préparer et rejoindre Le Club. Dans la glace, mon allure ne s’est pas franchement améliorée. J’ai un œil à demi-fermé par l’hématome qui le cerne et une plaie qui a séché à la commissure des lèvres. J’applique un peu de pommade et je désinfecte la blessure. J’ai encore les abdos douloureux, mais j’ai l’impression que ça va mieux à l’intérieur. J’essaierai de manger un morceau en arrivant, Jerry a toujours de quoi nourrir ses musicos. Pour le moment, je me contente d’un café bien fort. Je jette un coup d’œil dans mon dressing. Les cintres vides sont les plus nombreux. Il faudra que je passe au pressing rapidement. Nous ne sommes plus au temps où même les rockers portaient une cravate, mais notre trio préfère se produire avec une tenue assez soignée. Je regarde ma montre, il me reste une petite heure. Je me mets au piano pour me dérouiller les doigts. J’ai depuis quelques temps remplacé mon vieux Yamaha par son descendant digital, je peux ainsi jouer à n’importe quelle heure sans déranger mes voisins. Je coiffe le casque et plaque quelques accords. J’enchaine les exercices pour me rassurer, tout va bien de ce côté-là. À dix heures moins le quart, je commande un taxi et sors attendre dans la rue. Je reconnais le chauffeur, c’est un latino qui doit travailler dans le quartier, il ne me demande pas où je vais, c’est déjà enregistré dans son application.

« Il y en a pour une vingtaine de minutes, me précise l’homme en désignant l’écran de son téléphone sur le tableau de bord. Vous voulez de la musique ? Une station de jazz ?

— KJAZZ sur 88.1, si vous voulez bien. »

Le chauffeur règle sa radio et Miles Davis remplit l’habitacle. Je ne suis pas un grand fan de la trompette, je n’en ai jamais eu dans mes formations, mais Miles, c’est tout de même chouette. Je reconnais So What, dans la version extraite de l’album Kind of Blue, sans doute l’un des meilleurs albums de jazz de tous les temps. C’est ensuite Misty, par Errol Garner, un morceau que j’ai souvent repris avec le trio. La voiture ralentit et s’arrête. Je sors de ma mélancolie. Le chauffeur me tend sa carte.

« Appelez-moi directement, je vous ferai un prix.

— Merci, dis-je machinalement, mais je risque de terminer assez tard.

— Pas de problème, Monsieur, je tourne toute la nuit. »

J’empoche le bout de carton en me demandant combien les plateformes prélèvent sur le montant de la course. Jerry me regarde entrer avec un drôle d’air. Il me faut un moment pour comprendre. Je remets mes lunettes de soleil.

« Qu’est-ce qui t’es arrivé ? T’as croisé l’amant de ta femme ?

— C’est la deuxième blague foireuse de la journée, merci. Deux types me sont tombés dessus quand je suis sorti d’ici, la nuit dernière.

— Ils ne t’ont pas loupé, tu peux jouer ?

— Bien sûr, sinon je t’aurais prévenu. C’est pas comme si j’avais besoin de lire les partitions. Ray Charles se débrouillait très bien dans le noir, et Stevie Wonder aussi. Martin et Jeff sont arrivés ?

— Ils sont derrière ! »

Derrière désigne une petite pièce à l’écart servant à la fois de loge pour les musiciens et d’espace pour ranger les instruments mobiles. Jeff y laisse sa contrebasse quand nous devons jouer plusieurs soirs de suite.

« Tu aurais quelque chose à manger, je n’ai pas déjeuné et pas dîné non plus.

— Je peux te préparer un sandwich à la dinde ou si tu préfères, je peux te commander quelque chose chez le chinois d’à côté.

— OK pour le sandwich, ça ira bien. Je vais rejoindre les autres. »

Je retrouve mes partenaires dans le local qui nous est affecté. J’ai droit à de nouvelles questions.

« C’est les types que j’ai repérés au bar ? demande Jeff.

— Oui, ils m’attendaient dehors et ils m’ont agressé dès que vous êtes partis.

— Qu’est-ce qu’ils te voulaient ? questionne Martin.

— Je préfère ne pas trop en parler, si ça ne vous dérange pas. Rien qui vous concerne en tout cas. Et ne vous inquiétez pas, je suis en état de jouer.

— Bon, c’est toi qui vois, conclut Jeff en déballant sa grand-mère[1]. »

Je reviens au bar. Jerry me tend une assiette et une pinte de bière. La salle est encore vide, la boîte n’ouvre pour les clients qu’à onze heures. Martin teste ses toms et retend quelques peaux. Jeff accorde son instrument. Je les rejoins sur l’estrade pour faire les balances et la lumière, avec Linda, l’assistante de Jerry. Les premiers clients arrivent et les tables se couvrent de verres. Je finis ma bière au bar. Linda diffuse de la musique enregistrée avant que nous n’attaquions le premier set. On fait généralement trois passages. Le premier, c’est des morceaux faciles, des standards que tout le monde connait par cœur. Ça plait à ceux qui ne viennent pas souvent. Dans le deuxième, on essaie nos propres compositions ou des variations sur des thèmes plus ardus et au troisième on finit plus cool. Martin monte le premier, suivi de Jeff. Je les rejoins et m’installe au clavier, avec mes lunettes et mon chapeau je fais un peu Blues Brother, enfin en plus noir que Dan Aykroyd. J’attaque Alice in Wonderland, de Bill Evans. Linda réduit l’éclairage de la salle. C’est reparti.

Minuit et demi, première pause. Je suis au bar quand je vois Nash qui entre, seul. Je lui fait signe et il vient me rejoindre. Jerry lui apporte un whisky, il connait ses habitudes.

« Je suis allé voir un biker sur le port, il va se renseigner pour ton type, le conducteur de la Lamborghini. Il ne doit pas y en avoir des masses sur les quais.

— Merci vieux, qu’est-ce qu’on fera si on ne les retrouve pas ?

— Ils te retrouveront, eux, et on essaiera d’être là !

— Tu crois que ces types sont vraiment dangereux ?

— Quand on te regarde, on se dit qu’ils ne jouent pas vraiment chez les amateurs.

— Tu restes un moment ? On va jouer quelques morceaux nouveaux.

— Avec plaisir, je vais me trouver une table dans un coin. »

C’est au milieu du deuxième set que je les repère. Les mêmes gars qu’hier. Ils me regardent et le petit me fait un signe, désignant ses yeux de ses doigts. J’essaie de détourner le regard, mais je reviens régulièrement sur le bar. Ils me tournent le dos maintenant, sirotant un verre. Après moins d’un quart d’heure, je les vois faire signe à Jerry. Le plus grand tend un billet et ils sortent. Nash se lève à leur suite.

[1] Surnom donné par les musiciens à la contrebasse

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