Dizzy’s

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Morena Boulevard, San Diego

Je termine mon intermède. Je suis depuis trois soirs dans ce club de San Diego. J’assure les transitions entre les groupes qui se produisent. Ce n’est pas que j’ai absolument besoin de cet argent, mais j’ai besoin de m’occuper, d’exister. Le Dizzy’s est un endroit cool où tournent beaucoup de très bons musiciens. C’est Marcus qui m’a mis en contact avec le patron. Après les premières découvertes de Saka et Nash, j’ai pas mal discuté avec Lucy Iron, elle a fini de me convaincre. Lucy n’est pas vraiment ma compagne, mais on passe pas mal de nuits ensemble et elle est un peu ma manager, certains diraient mon âme damnée. Quand je leur expliqué la situation, Jeff et Martin ont compris mon problème. Jeff a profité de l’opportunité pour aller rendre visite à sa famille à Hawaï, et Martin nous a déclaré qu’il allait saisir l’occasion pour aller travailler un moment avec des copains de New York, qui avaient besoin d’un bon batteur. Lucy a négocié le contrat. Ce n’est pas vraiment de mon niveau, mais je m’en fous. J’attends des nouvelles de mes amis détectives, ils me feront signe le moment venu.

Lucy m’a embarqué dans sa vieille Mustang et on a mis les bouts vers le sud, sans rien dire à personne, sauf à Saka et Nash. Jerry a fait la gueule, bien sûr, mais l’Indien l’a convaincu qu’il n’y avait pas d’autre solution à court terme. J’aime bien San Diego, c’est une ville plutôt calme comparée à Los Angeles, mais les journées sont tout de même un peu longues. En dehors de celui du club, je n’ai pas de piano. J’ai négocié avec le patron qui me laisse jouer dans l’après-midi, quand la boutique est fermée. Je ne veux pas perdre le fil de mes compositions. J’enregistre des thèmes sur mon téléphone et je les envoie à mes partenaires. Je vais peut-être m’acheter un clavier portable. Lucy est repartie pour LA, elle aussi doit continuer à faire tourner son business. Quand elle n’est pas là, je dois dire que je m’emmerde un peu. J’ai visité tout ce qu’on peut voir en ville, tous les musées de Balboa Park et même le porte-avions Midway ! J’ai fait un tour à Tijuana, sans intérêt, sauf si on cherche les ennuis. Une chambre d’hôtel, même sur la marina, ce n’est pas idéal pour s’épanouir. C’est Lucy qui a choisi et fait a réservation. J’aurais préféré quelque chose de plus proche du centre, mais je ne vais pas me plaindre, la chambre, je devrais dire le studio, est assez vaste, il y a un petit coin salon et une kitchenette.

Vous demanderez peut-être comment je peux payer tout ça. Vous avez raison. Vous imaginez qu’un pianiste noir, qui joue dans les clubs, doit vivre dans une chambre minable et boire du mauvais whisky. Vous n’avez pas tout à fait tort, il y en a malheureusement beaucoup. Moi, je dois dire que je suis privilégié. Mon père a pu faire des études, payées par l’US Navy. Il est devenu officier supérieur, profitant de ses affectations successives durant la guerre du Viêt-Nam, jusqu’à la première guerre du Golfe. De retour à la vie civile, il s’est reconverti dans la finance et a gagné pas mal d’argent en investissant dans les entreprises de technologie, avant le passage à l’an 2000. Quand mes parents sont morts dans un accident de voiture, j’ai hérité d’une belle propriété en Floride, que j'ai vendue, d’une bourse confortable pour payer mes études et d’un joli portefeuille de titres qu’un courtier continue de faire fructifier pour moi. Ce que je gagne en jouant me permet de couvrir mes dépenses courantes, je n’ai pas trop à toucher à mon pactole et je peux me permettre un passage à vide, comme en ce moment, ou de prendre quelques risques au poker.

C’est Whitney Shay qui monte sur scène, elle est accompagnée par Laura Chavez. Je n’ai jamais pratiqué le jazz vocal, mais je suis toujours impressionné par ces voix chargées d’émotion. Whitney a une sacrée présence, avec ses cheveux de feu et ses tenues sexy. Le public se déchaine dès que Laura attaque son premier riff. Je dois reconnaître que je suis un peu envieux. Nous n’avons jamais eu ce genre de réactions, notre public est plutôt constitué de quinqua qui viennent pour se faire plaisir sagement. Assis au bout du bar, je profite de la prestation en échangeant quelques mots avec le barman, entre deux clients. Après Whitney, je dois encore jouer une quinzaine de minutes, ça va être difficile de tenir l’ambiance. La dernière partie sera assurée par Marcus Miller et son groupe, une sacrée pointure à la basse, un des maitres pour Jeff.

Je profite de mon inactivité pour jeter un coup d’œil sur mon portable. Depuis mon départ, je n’ai pas eu beaucoup de nouvelles de mes amis. Je me doute que leur quête est longue et fastidieuse. Ils m’ont prévenu qu’ils ne me donneraient pas trop de détails tant qu’ils n’auraient rien de solide. Tout de même, j’aimerais en savoir un peu plus. J’ai pas envie de finir ma vie en rolling stone[1]. J’ouvre la messagerie. Il y a un mail de Saka.

[1] Rolling stone : pierre qui roule, expression américaine pour désigner un vagabond

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