Cœur d'enfant.

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"Allez mon p'tit, assieds-toi donc à côté de moi. J'aimerais te raconter une histoire, mais tu ne devras pas le dire à ta mère, sinon elle va devenir toute rouge et elle va venir m'enguirlander. D'habitude ce sont les bonnes femmes qui racontent ce genre d'histoire. Mais à mon âge, on ne fait plus attention à ces détails superflus. Moi, j’dis ce que je veux. Et de toute façon, je suis trop vieux pour changer.

 Je suis tombé amoureux qu'une fois. Une seule et unique fois. Eh oui! Augustine, ta grand-mère, était une brave femme. La preuve, elle m'a supporté jusqu'à son dernier souffle. Paix à son âme. Je l'ai aimée c'est sûr... Mais pas comme je l'aime elle.

 J'ai fait sa connaissance, il y a maintenant près de quatre-vingts ans. Mes parents m'avaient emmené ici, en Bretagne, pour les grandes vacances. Ils avaient acheté une toute p'tite maison à la campagne. J'te laisse imaginer ma surprise lorsque j'ai compris qu'il n'y avait pas d'électricité, pas d'eau courante et donc pas de toilettes. Ça nous changeait drôlement de la capitale. Et pourtant ça a été le meilleur été de toute ma vie car j'ai fait sa rencontre.

 Durant une chaude après-midi, nous avons pris l'automobile pour aller à Lorient, la ville la plus proche. Nous nous sommes promenés. Ma mère m'a tenu la main pendant toute la balade et a pointé du doigt les maisons tellement elles étaient jolies et différentes de celles que nous pouvions voir à Paris. J'ai regardé ces habitations de granit et d'ardoise et je me suis promis silencieusement qu'un jour j'en aurais une, moi aussi.

 Puis mon regard s'est posé sur elle. Je ne l'avais pas remarqué en arrivant et pourtant elle était si belle, si rayonnante. Sa robe d'un bleu-vert sans pareil était sublime. Je n'ai jamais plus revu de choses aussi ravissantes. J'ai su à cet instant qu'elle serait à tout jamais l'amour de ma vie et que je lui appartiendrai tout entier jusqu'à ma mort. Mon corps a été secoué par un frisson d'excitation et mon cœur s'est mis à battre plus vite. J'ai eu envie de courir vers elle mais j'suis resté immobile car elle m'impressionnait autant qu'elle me fascinait. Mes yeux se sont agrandis comme ceux des merlans frits et un large sourire s'est dessiné sur mon visage. Toujours en me tenant la main, ma mère m'a incité à reprendre la marche et nous nous sommes rapprochés d'elle pour finalement n'être plus qu'à quelques millimètres l'un de l'autre. Nous nous sommes effleurés. J'ai pu sentir son odeur. Elle embaumait l'air d'un parfum de soleil, de sable chaud, d'été et de vacances, d'insouciance et d'aventure.

 Durant le reste des vacances, tous les jours, j'ai demandé à mes parents de retourner à Lorient. J'voulais la revoir. Mon cœur d'enfant en avait besoin mais la raison des adultes ne pouvait le comprendre. Nous sommes retournés quelques fois à la ville et je me suis toujours arrangé pour être du voyage.

 Les années se sont écoulées. Nous sommes venus passer tous les étés en Bretagne et elle était toujours là, toujours au même endroit, à jouer dans les rochers, à courir dans le sable. J'aimais me dire qu'elle guettait mon retour, même si elle ne me l'aurait jamais avoué. Avec le temps, j'ai appris à la connaître davantage. Elle est infatigable, sans cesse en perpétuel mouvement. Elle a toujours eu ce caractère impétueux, fougueux et indomptable que j'aime tant. Un coup d'vent peut changer son humeur. Et je dois avouer qu'elle est encore plus belle quand elle est en colère. Elle m'a souvent rejeté mais elle a toujours fini par me reprendre. Alors j'en ai conclu qu'elle m'aimait aussi, à sa manière. Pourtant, ça lui arrive d'être calme, sereine, douce et apaisante. Elle danse au grès du vent avec une telle grâce qu'elle en ferait mourir de jalousie toutes les femmes. Elle est belle à se damner.

 Jamais personne ne l'a aimé comme je l'aime moi. Enfin, je me rassure à penser ainsi car ça me briserait le cœur sinon. Et pourtant, si tu savais à quel point elle a été courtisée et à quel point elle a été trahie par les hommes ou par ses propres enfants alors qu'elle les a nourris, a pris soin d'eux et les a regardé grandir avec bienveillance. La connaissant, même en sachant cela, elle recommencerait.

 Oh je sais ce que tu te dis! Je ne suis qu'un vieil homme sénile, enfermé dans un hospice... Et pourtant, si tu savais... Je ne suis heureux que quand je suis avec elle, quand je parle d'elle. Elle est toute ma vie. Elle est mon havre de paix, mon oxygène, mon bol d'air pur. Une vie entière ne m'aura pas suffi pour la chérir et j'espère que là où j'partirai un jour, elle y sera aussi. Sinon, je ne veux pas de ce paradis. Un tel lieu ne pourrait pas exister ou se nommer de la sorte si elle n'y ait pas.

 Je lui ai consacré ma vie et si c' était à refaire, je le referai sans hésiter.

- Papy, tu n'étais pas pêcheur avant d'être à la retraite?

- Si mon p'tit, j'étais pêcheur et comme je te l'ai dit, la mer a été l'amour de ma vie."

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