Chapitre 54

10 minutes de lecture

J'ai les fesses posées sur un banc qui n'est rien d'autre qu'un maintien de gaine recyclé. Il n'y a pas grand monde dans cette petite chapelle cachée dans l'une des galeries de Saint Clair. La religion n'est pas interdite, mais si stigmatisée que la plupart des cultes sont clandestins.

J'essaye de prier devant l'effigie d'un dieu ancien représenté par un bonhomme cloué sur une croix. Quelle drôle d'idée ! Ma mère nous a toujours tenus à l'écart de la religion, considérant qu'il s'agissait d'une tare allouée aux pauvres qui ont besoin de se réconforter dans ce genre d'espoirs factices. Dans le TUNEL, j'ai pourtant compris ce qu'était la foi. Cette intense connexion spirituelle qui guide et encourage à ne pas laisser tomber en chemin. J'aimerais pouvoir la retrouver à présent que j'en grandement besoin. Hélas, ce dieu crucifié ne m'inspire aucune émotion.

C'est mieux ainsi. Me voilà obligé de prendre enfin en main les rênes de mon destin. Dieu m'a servi de prétexte des mois durant pour accepter d'être balloté tel un pantin vers des desseins qui n'étaient pas les miens. À présent que le voile des mensonges se déchire, que je découvre n'avoir été qu'un sujet d'expérience, puis un outil convenable pour les désirs égoïstes d'hommes tels que Vauclair ou pour servir les ambitions de mon père. Je ne souhaite plus être un pantin.

J'oublie la prière et répands plutôt mon esprit dans le labyrinthe d'artères de Saint Clair. Une fois que j'eus trouvé ce que je cherchais, je me lève et quitte la chapelle. Je réajuste soigneusement ma capuche et mon masque filtrant avant de sortir. Le masque, c'est parce que l'air n'est pas assez pur dans ce trou à rats, la capuche, c'est parce que mes mèches trop blanches me feraient repérer auprès des drones de surveillance.

Puisque je suis parti sans laisser de traces, il n'est pas improbable que l'on me recherche bientôt.

Saint Clair est l'un des quartiers les plus mal famés du Dôme Six. Je n'y ai mis les pieds qu'une seule fois dans ma vie et c'était bien protégé derrière le cordon de sécurité du cortège gouvernemental en visite électorale. Désormais sans protection, il suffit d'une seconde d'inattention ou de malchance pour finir dans un coupe-gorge.

Ce que je fais ici ? Tout comme je n'avais réfléchi qu'une seconde en décidant d'embarquer pour la Ceinture avec de dangereux criminels du LISS, je n'ai pas réfléchi longtemps pour fuguer du manoir et me soustraire aux destins que me réservent Vauclair ou mon père.

J'ignore pourquoi je ressens ce besoin intense de m'émanciper de ce carcan. S'agit-il d'une réaction de colère à vif face à la mise à nue des mensonges de mon père ? Ou bien d'un besoin plus primaire, quasi vital, de comprendre ce qui est arrivé à Larry et ses camarades, et ce que faisaient leurs esprits modélisés dans le TUNEL ? Pour cela, je dois découvrir ce qui se passe dans le centre pénitencier de Lan Klau, où le gouverneur du Dôme Quatre prétend que Larry Zigman est enfermé. Mes recherches ont vite fait chou blanc.

On parle d'une mise en suspension des condamnés. Ils passent le temps de leur peine en stase et se réveillent comme s'ils avaient dormi d'une nuit sans rêve. Aucun des anciens prisonniers n'est capable d'en dire plus. Ce manque de transparence autour du traitement des détenus fait le jeu des rumeurs les plus folles. On parle d'expérimentations à l'éthique douteuse ou de tortures appliquées en simulespace pour le ravissement de millionnaires sadiques.

Je laisse de côté ces hypothèses fantasques. J'ai déjà ma petite idée, mais j'ai besoin de la confirmer.

Je zigzague donc entre les rues polluées et délabrées de ces mines historiques réaménagées en bidonville. Ici, les descendants des familles de mineurs errent dans la misère et la désuétude depuis que leur travail est effectué par de la main-d'œuvre robotique. Quelques pauvres âmes s'affalent à même la boue qui jonche les galeries et crachent leurs poumons. L'épidémie de fièvre arésienne a touché tout le Dôme, mais fut particulièrement dévastatrice dans les quartiers où les gens n'avaient pas les moyens de payer des soins. Un an après, beaucoup gardent des séquelles.

Je peux comprendre ce qui pousse les gens à vouloir quitter ce cloaque et à tout risquer dans un voyage vers la Ceinture ; même si ces derniers sont interdits depuis la déclaration d'indépendance de Cérès (rejetée en bloc par l'alliance Terre-Mars, cela va de soi). Je pousse la porte d'un bar miteux que l'on repère grâce aux effluves de vomis qui en émane et aux individus ivres écroulés devant.

Je commande une Bichka au comptoir. Et j'attends. J'attends que le type rougeaud qui parie sur des courses de speeders ait fini de claquer ses thunes sur le numéro huit. Bougon, il revient au bar et s'installe non loin de moi.

— Fais chier... marmonne-t-il.

— Pas ton jour, hein Spence ? lance le barman qui fait mine de compatir aux déboires d'un habitué. Qu'est-ce que je te sers ?

— Une Riga, réponds-je à sa place. C'est moi qui offre, bien sûr.

Le dénommé Spence prend alors le temps de me dévisager ; mon allure de brindille encapuchonnée ne lui inspire clairement pas confiance. Il fronce les sourcils et renifle bruyamment.

— Va pour une Riga.

Le barman s'éloigne et la lui prépare. Spence en profite pour se rapprocher de moi. À cette distance, je ne manque rien de son haleine fétide.

— Qui t'envoie ? interroge-t-il sans ménager le soupçon.

Je lis le nom plus probable dans son esprit.

— Boris.

Il renifle une nouvelle fois. Encore plus bruyamment.

— Je te fais pas confiance.

Je hausse les épaules.

— C'est toi qui vois. J'ai de quoi de payer.

Il hésite. Il vient de perdre trop d'argent pour laisser passer l'occasion. Tant pis pour la prudence.

— Je veux cinquante crédits d'avance, siffle-t-il.

Je lui transfère les devises – converties en cryptomonnaie pour éviter de me faire tracer – sur son terminal. Quand il constate que le paiement est bien arrivé, il poursuit :

— Ok, alors qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

— J'ai besoin d'accéder au réseau de Lan Klau.

Le bonhomme écarquille des yeux ronds comme des soucoupes et s'esclaffe.

— C'est un job pour suicidaire que tu me proposes là !

— Si tu ne te sens pas à la hauteur, indique-moi quelqu'un d'autre qui acceptera de le faire.

C'est magique, il suffit de lui dire ça pour voir un nom s'imprimer dans sa cervelle.

— Hey, minute ! Je n'ai pas dit que je n'étais pas à la hauteur, simplement que ça va te coûter très cher. On parle quand même d'un institut gouvernemental et d'une putain de forteresse... Oh ! Tu fais quoi là ?

Je ne souhaite pas écouter le reste. Je me lève et m'apprête à quitter ce bar véreux. Je lui lâche cinquante nouveaux crédits pour le calmer. Ça n'empêche pas le hackeur contrarié de me traiter une dernière fois de « bâtard » lorsque je passe la porte.

Ce parieur ivrogne ne vaut pas grand-chose en intrusion de systèmes, mais il a raison sur un point : je m'attaque à un solide morceau, et j'ai besoin d'engager le meilleur dans le domaine pour ce coup. C'est ainsi que je dirige mes pas en bordure de Saint Clair : le marge de la marge. L'endroit idéal pour se rendre invisible aux radars de la Fédération. L'endroit aussi idéal pour se retrouver fourré dans les pires remous de criminalité du Dôme. Heureusement que mon pouvoir en alerte m'aide à éviter les embuscades. Je ne crains pas de me retrouver en mauvaise posture, je crains juste de devoir utiliser le Rugen-Hoën et prendre le risque d'être repéré.

Je pousse la porte d'une bicoque discrète, l'entrée est même invisible derrière les restes d'une excavatrice hors d'usage. Pourtant, une évidente fébrilité règne à l'intérieur. L'atmosphère est enfumée par les vapeurs de Kardarole, des femmes vêtues de tuniques fendues sur les hanches naviguent entre les tables pour offrir cocktails et autres gâteries aux clients. Certains profitent de ces charmes, d'autres se concentrent sur les jeux.

Je repère bien vite ma cible, l'un des rares clients attablé seul. Il joue au Pile Au Vert contre une AI en sirotant un Martini édition martienne. Bien sûr, il n'y aucun intérêt à jouer contre une AI dans une salle de jeu. Il attend simplement des clients. Alors je m'installe tranquillement face à lui.

— C'est pour quoi ? demande-t-il sans lever les yeux de son jeu.

D'yeux, il n'a d'ailleurs pas. Son visage est camouflé derrière une visière intégrale qui projette sur sa surface-écran divers motifs de fractales. Il est normalement interdit d'utiliser ce type de dispositifs qui voilent le visage aux caméras du Dôme, mais ici, ce n'est plus vraiment le Dôme. Cet homme tient visiblement à sa réputation de fantôme, au point de truquer même sa voix. Cette prudence ne l'a pourtant pas empêché d'être arrêté il y a plus d'un an pour s'être introduit sur le serveur de Lan Klau. Non seulement la brèche a été colmatée avant qu'il puisse libérer les prisonniers demandés par ses commanditaires, mais en plus, il finit lui-même parmi les détenus. Douze mois de prison pour un simple piratage. Cette condamnation sévère montre à quel point les autorités ne plaisantent pas avec les infrastructures fédérales.

Malgré cet échec, celui qui répond au pseudonyme de Thor reste l'un des meilleurs quand il s'agit de défier les réseaux du gouvernement. À condition que ses employeurs payent le prix.

— Tu sors d'un séjour à Lan Klau, n'est-ce pas ?

J'imagine parfaitement qu'il doit me fusiller du regard derrière sa visière.

— Qui t'a dit ça ?

Je décide de jouer franc-jeu. Thor aime les personnes directes, alors autant être honnête.

— J'ai mes propres moyens, lui dis-je en tapant mon crâne d'un doigt, le signe universel pour désigner un psychique.

— Un Alter... Et que me valent les questions de quelqu'un qui en connait déjà les réponses ?

— J'ai besoin d'infos sur Lan Klau.

J'entends son rire déformé par le moduleur de voix.

— Des infos que tu n'as pas pu tirer des cerveaux des gens...

— Visiblement, Lan Klau est un secret aussi bien gardé dans les cerveaux que sur les réseaux.

Il ne peut qu'acquiescer.

— Tu ne te souviens de rien de ton séjour là-bas ? demandé-je dans un vain espoir.

— Si c'était le cas, tu le saurais déjà, n'est-ce pas ?

Il soupire avant de poursuivre.

— Ils s'assurent de réinitialiser correctement nos mémoires avant de nous faire sortir.

— C'est bien la preuve qu'ils ont quelque chose à cacher !

— Peut-être... peut-être pas... Mais dis-moi plutôt en quoi ce secret intéresse le fils du gouverneur ?

J'hésite. Je ne devrais pas me dévoiler autant. Mais n'est-ce pas de toute façon trop tard maintenant qu'il m'a déjà reconnu ? Et puis quelque chose me pousse étrangement à lui faire confiance.

— J'ai fait un saut dans le TUNEL...

— Jusque-là, c'est plutôt logique.

— Et j'y ai rencontré des personnes supposées être incarcérées à Lan Klau.

Cette révélation enclenche de nouvelles ouvertures dans son esprit. Thor est un homme qui sait réfléchir et il saisit parfaitement les implications que je soulève.

— Cela ne fait que renforcer ma théorie, conclut-il.

— Qui est ?

— La même que la tienne, n'est-ce pas ?

Je reste un moment silencieux. Nous éprouvons chacun de notre côté le même dégoût à l'idée que la Fédération use et abuse d'esprits humains dans leurs expérimentations, comme si leur condamnation les avait dégradés au rang de simple outil. Et contrairement au coma infligé aux Alters qui dure, au pire, quelques semaines, le temps d'une vie en simulespace, les détenus mis en suspension pendant des années ont le temps d'être réincarnés encore et encore, quitte à engendrer des séquelles physiques bien réelles. D'après son médecin, Thor souffre d'arthrites prématurées due à l'atrophie musculaire et près d'un tiers des cellules de son cerveau sont endommagées, lui faisant risquer un Alzheimer précoce. Mais ils n'iront quand même pas se priver des avantages indéniables du coma léthalogique qui permet à l'administration pénitentiaire de réaliser d'incroyables économies sur le maintien des prisonniers.

À l'issue de ce flottement, et sans que je n'aie besoin d'exiger quoi que ce soit, Thor déclenche le mécanisme d'attache de son masque. Il me dévoile son vrai visage, et je ne peux que le contempler bouche bée.

Sa barbe noire habituellement chaotique est, cette fois, taillée de près. En revanche, ses iris sont toujours aussi sombres et avides de savoir.

— À la tête que tu tires, j'en déduis que tu m'as, moi aussi, rencontré dans le TUNEL. Ami ou ennemi ?

Je déglutis. Ma gorge est nouée, alors que le hackeur au visage d'Hector attend une réponse.

— Ami. Un très bon ami, même.

J'ai la voix qui tremble. Il me fixe encore quelques secondes avant de soupirer de dépit.

— Laisse-moi te donner un conseil, Ethan. Oublie ce que tu veux faire. Tu souhaites libérer tes amis de cette prison du rêve ? Sauf que ce ne sont pas tes amis. Je n'ai aucun souvenir de toi, et eux non plus n'en auront pas. C'est toi l'anomalie, ici. Tu ne devrais pas te rappeler du TUNEL. Alors pour ton bien, programme une opération de psychochirurgie, fais-toi ratiboiser la mémoire et vis ta belle vie de nanti, loin de ces quartiers malfamés et des criminels qui ont toutes les raisons d'être incarcérés à Lan Klau.

Ces paroles sont dures et me heurtent comme une gifle. Il n'avait pas besoin de dire tout ça. J'en ai déjà parfaitement conscience. Le subterfuge du TUNEL peut perdurer parce que personne ne se souvient. Je sais. Hector dit ça pour mon bien, pour me préserver. Mais c'est déjà trop tard. J'ai pris ma décision.

— Je te remercie pour ton conseil, mais je choisis de ne pas le suivre.

Son doux visage se tord dans un rire malin.

— C'est très courageux de ta part. Sans doute un peu naïf et idéaliste, aussi. Dis-moi comment tu comptes t'y prendre ? J'ai déjà essayé, de mon côté, de libérer des prisonniers, et regarde où ça m'a mené.

— Mais tu étais seul...

— Oh, même si je veux bien croire que le fiston de papa le Gouverneur ne manque pas d'argent de poche, je doute que tu trouves des mercenaires suffisamment têtes brûlées pour attaquer un site gouvernemental surprotégé.

— Je n'ai qu'à demander à des personnes qui le feront par conviction, et non pas pour l'argent.

Je souris timidement alors qu'il perçoit l'esquisse de ce projet trop ambitieux pour être réaliste, et qu'une parcelle de lui désire en faire partie.

Annotations

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0