Asquin de la Mer

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 Il vint un moment où, Minuit approchant, Kraka demanda à connaitre Askin, et on le fit en peu de termes.

 “Tu viens d’où, Asquin ?”

 Personne n’avait alors entendu sa voix. Comment la donner ? Ah, comme ceci. Sa voix venait d’un creux.

 “Fain.

 - C’est grand.

 - Arliac. Au sud.

 - Un autre enfant de cité, hein ? Je t’aurais bien pris pour un gars plus proche de ma nature.

 - Non, d’un village. En dehors de la ville. Pays d’Arliac plutôt”

 Ztaav, toujours Ztaav, repris les questions.

 “Pas causard, toi, t’es frère de Grandpont ? Dirais un cadavre.

 - C’est que…”

 Il ne parvint pas à finir sa phrase et Grandpont, pour des raisons qui resteront sienne, parla.

 “Laisse, Ztaav. Veut pas répondre, laisse.

 - Non. Je vais… Pardon, je vais… je dois vous répondre. Je suis à votre table, je mange votre nourriture, et, pendant un temps... Si je ne dis rien, je vous insulte, je vous perds peut-être, possiblement je vous condamne. Mais, plus qu’autre chose, c’est une affaire de dignité.”

 Il sourit alors, comme si une belle idée, une vieille idée, lui était venu. Il parla alors, de mots que l’on boit, et les ombres lui faisait des cavernes d’où scintillait des gemmes enfouis.

 “On m’appelle Asquin de la Mer. Ce nom n’est pas le mien mais j’ai dans l’espoir de porter- de le porter, pardon, aussi bien que son propriétaire, je l'espère. Je suis, comme vous, du peuple de Praïzan, quoique nait loin de cette ville, et de toute ville. J’ai… Il ne faut pas que j’aille trop vite, c’est une habitude pour moi d’oublier des… des choses de ma vies quand je parle. Comment commencer ?

 -Commence pas par un truc qui commence, parle juste, tu tomberas bien sur un chemin. Et force pas la politesse.

 - Ha, ça paraissait si facile pour eux.

 - Pour qui ?

 - C’était des… tout le monde a du en connaître un jour, au moins un. Vous savez, les… les…”

 Un temps.

 “Ils étaient toujours au coins des feu dans les taverne, assis sur des tabourets de bois - ça me paraissait inconfortable mais eux, ils étaient dessus comme partout dans le monde - et à coté, une chope, une boite à tabac et des oreilles attentives. Les soirs ne commençaient pas toujours par eux mais quand ils étaient là, elles se finissaient dans un grand cercle, leur parole au milieu, sous l’ovation, le rire et les yeux grands comme les monts. Ils nous racontaient des histoires. Tellement qu’ils paraissaient avoir des puits dans la gorge, et en buvant, ils plongeaient chercher des merveilles du lointain. Je pouvais jamais me détacher d’eux. Dés qu’il y avait un de ces gaillards qui venait, je me pressais aux fenêtres, gamin que j’étais, et j’écoutais les dragonzes. C’est comme ça que je les appelais. Ils parlaient de choses magiques, de choses loin, de ce que je voyais dans mes rêves. Je sais pas pourquoi, mais dans ma tête, ils avaient tous une barbe, tous des troncs d’arbre à la place des bras, et tous sans maison, sans terre, sans rien, heureux, les personne les plus joviale que tu puisses voir.

 “Je me rappelle, j’avais demandé à l’un d’entre eux d’où ils venaient tous. Il savait pas ce que je voulais dire par “tous”. Il était tout seul sur sa route, mais je crois qu’il a comprit au bout d’un moment. Et il me prend sur ses genoux, j’étais gamin, et il me dit, en s’adressant à tout le monde mais dans une voix qui me faisait croire qu’il parlait qu’à moi : ‘moi, j’suis un gars du lointain. J’sui peut-être né dans une ferme tout en haut d’une colline mais jamais j’y ai vécu, nan, j’me pose pas sur les collines, j’vais voir quelle horizon pointe au delà.’ Maintenant que j’y pense, il s’appelait Dragonze. Et il commençait toutes ses histoires par dire, ‘j’ai l’œil sur une vieille aventure, permettez qu’je scrute ma mémoire trois longues-mains.’ Puis il fermait les yeux et il disait, ‘approchez, et ouvrez vos billes parce que j’ai un récit de douze ans d’âge qui est bien triste;’ Ou alors bien belle, ou de bonne bravoure, ou parfois il donnait un nom. ‘Le récit d’une mère à Canfaddr’, ‘le bouc de madame Ruguin’, ‘la brave histoire d’un chou-fleur’, ‘la mauvaise affaire du ragoût’. Il savait pas donner des noms mais toi tu pouvais pas t’empêcher de lui donner ton cœur, ses mots faisaient des choses dans ton âme, tu ressortais de la taverne t’étais plus chez toi, il t’avais lancé dans le lointain et le monde était grand.

 “C’était des prises d’otages, il emmenait ton cœur loin de toi mais ton corps il restait, dans la boue grise, sous ta chaume troué. Un jour je lui ai dit, ‘mon monde à moi il est moche’, alors il m’a pris sur ses genoux et il m’a raconté une histoire, ‘l’histoire d’un gamin du pays d’Arliac’. J’peux pas raconter, j’ai déjà tenté et j’me suis gâché le récit. Quand il avait fini, j’suis sorti dans la rue du village, et putain que la boue était belle. Il s’est mis à pleuvoir, mes pieds commençaient à sombrer dans la gadoue et je me suis dit, ‘j’ambule dans le seul endroit où le ciel touche la terre, et j’y serais toujours, un pied sur l’orteil des dieux, l’autre à la lèvre de l’enfer’. C’était de la magie, il y a pas d’autres mots. Les gens comme lui, les dragonzes, c’était des magiciens. Dans les contes, on parle de sorts lancé d’un pieu par un vieux qu’à jamais quitté sa tour, ça parle de sort qui détruit le monde, les nuages qui tombent du ciel et le soleil qui suit, ils t’ouvraient l’œil sur le futur et ta tête à la folie. Mais Dragonze, son sort c’était les contes, avec, il te montrait le monde.

 “Et puis un jour, il est partit. Il pouvait pas rester, c’était un gars du lointain, et ses histoires, elles étaient lointaines. Et puis, il y en à plus eu du tout, des dragonzes, ils passaient plus. Le tabouret vide, ça me faisait mal au cœur. Alors j’me suis dit, enfin je m’étais dit ça depuis longtemps, mais je me suis dit que je devais faire comme eux, parler comme eux, enchanter le village et les autres mômes. Ça marchait pas trop. Le tabouret il est inconfortable et j’avais pas d’histoire, moi. Alors, un jour, je suis parti en chercher. Et dans vingt ans, j’me disais, je serait de retour, je m’installerais sur le tabouret, je prendrais ma chope et je serais magicien.”

 Il frotta ses mains dans le silence. Mélék parla.

 “Et tu… tu as tes trouvé… Tu as trouvé des histoires ? Des aventures, je veux dire ? Ou même les deux ?”

 La bouche d’Asquin se tordit.

 “Oui. J’ai vécu trente ans d’aventure !”

 Il souriait un sourire de trente ans et la salle cria de joie, même le mur applaudi.

 “Ici même, avec ce peuple, avec cette ville !”

 Une euphorie roulait comme le tonnerre et Lok, Lok caché, Lok sans rêve, rêvait.

 “Je pense que j’ai été l’un des rares, avec vous, à avoir véritablement vécu le rêve de Praïzan.

 - T’étais dans quelle troupe ?

 - La troupe de la Deuxième Mer.”

 Quelques-uns savaient, ils ne dirent rien pour ne pas faire de mal aux autres. Ce bonheur est rare.

 “Formé il y a vingt ans, dix-sept des meilleurs voyageurs de Praïzan, Mikili Oro, Parrecote, Sarronce de Varame, Sturchavile, Livoirin de Sura, mes compagnons pendant quinze ans ! Quinze ans ! Quinze ans… On avait jamais fait le dernier pas, jamais découvert le dernier secret, jamais on s’est dit “il y a plus rien à trouver.” Tant qu’on marchait, qu’il y avait, je sais pas, un peu d’ombre, un peu de mystère, du lointain qui attendait, tant… Tant que t’avais pas de fin à ton voyage, ton voyage c’était ta fin. Alors tu marches, pied dans la boue, tête dans les nuages.”

 Il fit une pause, sembla habiter une autre vie quelques instants. Les gemmes ternissaient.

 “Et jamais on aurait pu tenir, on était seize gamins, on se disait qu’on était nulle part à la maison. Il y aurait pas eu de troupe, pas eu de quinze ans si il y avait pas eu…

 - …Gézadie…

 - …Gézadie de Galaga, plus grand des rêveurs, plus hargneux des grands. J’ai eu trois pères dans ma vie, Dragonze, un général de vieille Carne-libre qui s’appelait Asquin et Gézadie. J’me dis, si parmi vous, il y a des gens qu’ils l’ont pas connus, c’était un type pour qui l’arrivée c’était la perspective d’un nouveau départ. Pas question de le tenir dans un lieu plus de deux jours, ce serait faire de lui un sédentaire qu’il disait, il se planterait dans la terre et il deviendrait un arbre. Je lui avais dit que c’était beau les arbres. Alors il m’a regardé comme on regarde un niais qu’a dit un truc intelligent. ‘Mais évidemment que c’est beau, un tombeau c’est toujours envoutant. Il faut bien le croire, c’est bien la seule vue du monde-qui-vient que t’auras dans le monde-qui-part. Sinon, comment diable veux-tu que Praïzan ait sa superbe ? C’est une vision du monde après la mort de l’homme. Tes beaux arbres, c’est des vagabonds qui ont arrêtés de marcher. Moi je dis, on ne me prendra pas bosquet, tu verras. Je marcherais toujours, et ceux qui se font prendre en marchant, ils marchent jusqu’à la fin des temps.’ Le genre de gars, si tu lui offrais une maison, il demanderait si elle avait des pieds… Pour ceux qui le connaisse pas, il est partit comme il le voulait. Quand le village de Barabade l’a attrapé, il a préféré son arbre à l’indignité du leur. L’ont pas fait bosquet, les bougres. Et qu’est-ce que vous voulez que je dise de plus ? Cinq ans que la corde m’a pris mes pieds et mon rêve. Un père aussi... J’ai plus rien fait de digne depuis. Je suis devenu un larbin du village de Draone, et… Je sais qu’en cinq ans j’ai fait des choses, j’arrive juste plus à m’en souvenir quoi, j’peux pas vous dire. Si je creuse, je peux peut-être vous… Nan. Nan. Et puis… ce soir j’aurais peut-être la dignité de terminer tout ça…”

 L’ombre lui faisait des cavernes vides.

 Dans le silence, seuls Mélék et Ztaav avaient saisis le sens des derniers mots. Ce dernier demanda à voix haute :

 “Gorgyo, qu’est-ce t’as foutu ?”

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