V - Endianess

5 minutes de lecture

Il y avait une aura de mystère autour du carnet.

Je ne parlais pas de l’aspect vieilli de l’objet, de ce prune intensément sombre sur lequel se dessinaient des constellations de filaments d’argent, des perles de rosée brillantes tissées sur de la toile d’aragne, des rosaces iridescentes aux vitraux brisés par le temps. Il y avait quelque chose dans ce journal, que ce soit sur la couverture ou à l’intérieur des pages qui le parait de secret et peut-être même de magie…

Je n’osais pas l’ouvrir.

Moi qui l’avais déjà feuilleté tant de fois – en prenant garde à ne pas abîmer la reliure sans quoi M. Yann m’aurait étripée – je n’osais pas l’ouvrir ! Peut-être craignais-je d’être déçue. Ou peut-être m’attendais-je à quelque chose de si étrange, de si nouveau et de si particulier que j’avais peur de ne pas être à la hauteur.

Qu’y avait-il d’écrit dans le carnet ? C’était grâce à une poignée de mots griffonnés que je devais l’immense chance de posséder enfin l’objet de mes désirs, et même si le vieux libraire était très remonté, j’étais très reconnaissante envers l’auteur du forfait.

Peut-être même était-ce M. Cavitae qui avait commis le crime !

Mais au fond de moi-même, je me doutais bien que c’était impossible. J’aimais bien cet homme un peu excentrique mais très gentil et qui prenait toujours le temps de discuter avec moi lorsqu’il passait à la librairie. Avec lui, je me sentais normale, et surtout je me sentais digne d’intérêt, et ça me soulageait qu’on s’intéresse un peu à moi et à ce que j’avais à raconter.

Il ne m’avait jamais trouvée fade.

Et lui non plus n’était pas fade. Et j’aimais d’autant plus les marques d’attention qu’il avait pour moi. Dans la librairie, je plongeais dans des univers et voguais sur des océans de papier, je vivais mille vies et j’imaginais des centaines de royaumes, mais lorsque M. Cavitae me parlait, j’étais moi-même, peut-être même plus que lorsque j’étais seule.

Je crois que je manquais d’attention.

Archibald passa devant la lumière et les reflets sur la couverture du carnet se turent un bref instant avant de revenir, peut-être même encore plus lumineux qu’avant, et je me concentrai soudainement sur le cahier.

Je mourais d’envie de l’ouvrir. Finalement, je me moquais bien d’être déçue, de ne découvrir qu’une liste de course ou des brouillons d’exercices de maths, l’éclat du journal était trop beau pour que je puisse résister à la tentation de l’entrouvrir.

La première page était vierge. Dans les coins se dessinaient des entrelacs de feuilles grisées et de libellules argentées sur des lotus pourpres. Je tournai la page. C’était là.

Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche’.

Je reconnaissais les vers, parce qu’ils étaient beaux et parce qu’ils m’avaient marquée. Peut-être n’étais-je pas la seule à être sensible à la poésie de Baudelaire ! J’avais une étagère dédiée à ce genre littéraire, sur laquelle des livres à la reliure abîmée à force d’être lus se serraient.

Je m’avançai et me saisis des Fleurs du Mal. On y voyait tous les petits post-its transparents que j’avais collé sur les pages des poèmes que j’aimais le plus, sur les passages les plus beaux et aussi sur les plus tristes.

J’aimais la poésie. J’aimais en lire, j’aimais en écrire, mais j’aimais aussi l’annoter. J’avais un classeur dans lequel je mettais toutes mes fiches, toutes les réflexions que je me faisais en lisant, tout ce que je m’inventais, ce que je ressentais en lisant, et aussi tout ce qui mûrissait dans ma tête lorsque la nuit, quand je ne pouvais pas dormir, je réfléchissais à quelques vers.

Noah disait que mon classeur était un trésor, mais ce n’était pas parce qu’il était ému par mon sentimentalisme. Son professeur de français – qu’il haïssait – lui donnait régulièrement des dissertations à faire. Comme mon frère ne suivait pas ce cours là, il manquait cruellement de méthode, et comme il ne lisait pas, il manquait aussi cruellement de culture générale.

Lorsqu’il avait un devoir, Noah venait dans ma chambre, il choisissait trois livres au hasard et regardait les annotations gribouillées dans les marges pour ponctuer sa dissertation d’exemples. Ou pire, il se saisissait du classeur, et sans même savoir de quel livre il parlait, il s’inspirait de mes réflexions – il les copiait ouvertement serait plus juste – et arrivait toujours à décrocher l’une des meilleures notes de sa classe.

Bien entendu, Maman et Papa n’étaient pas au courant.

Maman aurait certainement tué mon frère si elle avait su le manque de sérieux de Noah, mais Papa l’aurait lapidé surtout parce qu’il me plagiait de manière éhontée. Notre père prenait les droits d’auteur très au sérieux. Mais heureusement pour lui, Noah savait très bien que je ne rapporterais jamais ses méfaits aux parents. C’était une sorte de pacte entre nous.

Et, comme un long linceul traînant à l’Orient’

J’aimais la poésie. Et apparemment, le gribouilleur de carnets l’aimait aussi. La citation n’avait pas semblé attendrir M. Yann qui s’était montré très virulent, mais je ne pouvais qu’apprécier le fauteur de troubles davantage. C’était grâce à ce trait de poésie que le carnet était à moi, et la faute était d’autant plus aimable qu’elle était sublime.

Il y avait donc de ces monstres qui pouvaient souiller des cahiers merveilleux avec des vers aussi beaux ! Mais ce n’était pas souiller, non, c’était graver à même la chair du livre la poésie la plus pure.

Seulement, moi, je ne pouvais ni me résoudre à arracher cette page usée, ni à écrire moi même un peu plus loin. Il fallait écrire quelque chose de spécial. Il fallait écrire quelque chose de digne du carnet, et si même l’inconnu du gribouillage avait pu se montrer sensible à la beauté de l’ouvrage, alors sa nouvelle propriétaire se devait d’être à la hauteur.

Mais quoi écrire ? Je ne voulais pas citer, je ne voulais pas en faire un recueil de vers arrachés à leur auteur. Je voulais quelque chose de personnel, quelque chose de différent de mes fiches et de mes annotations. Quelque chose qui ne ressemblait qu’à moi.

L’ennui, c’était que je ne ressemblais à rien. Et je ne pouvais pas écrire « rien » sur le carnet. Il valait encore mieux ne rien noter…

La nuit tombait doucement sur la ville, et un mauve sombre colorait le ciel. On avait droit à ce genre de couchers de soleil légers depuis plusieurs jours. Archibald était allongé sur le rebord de ma fenêtre ouverte. Il faisait semblant de dormir, mais je savais qu’il regardait les moineaux qui s’agitaient dans les arbres. La tombée de la nuit les excitait toujours, comme si elle était sans cesse nouvelle. Le chat avait toujours aimé regarder les oiseaux. Je me doutais bien qu’il regrettait de ne pas pouvoir les chasser depuis la fenêtre de ma chambre.

Maman avait la chasse en horreur. Une fois, elle avait essayé de mettre une clochette sur le collier d’Archibald pour prévenir les oiseaux de sa présence, mais il s’était secoué auprès d’elle toute la soirée, faisant tinter le carillon. Maman avait de la résistance, mais Archibald était encore plus têtu. Au bout de trois jours, elle a perdu patience et lui sa clochette.

Mais l’obscurité tombait toujours, douce, comme un voile qui venait noyer les toits dont les contours se dessinaient encore dans les derniers rayons roses du soleil.

Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.’

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jécrivaine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0