La vie est belle

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Dimanche 28 avril 2019, 12h50


Je l'appelle. Un service à lui demander, je crois. Et puis hier, elle m'a écrit que la vie était belle, qu'elle me dirait pourquoi plus tard. Quelques jours que nous n'avons pas discuté, sa voix est joyeuse, heureuse et pleine de vie, comme toujours. Je n'ai pas souvenir de l'avoir vue souvent triste, excepté lors de décès de personnes qu'elle aimait.

Je quémande son aide pour une broutille, elle prend de mes nouvelles, s'inquiète de savoir si je dors bien. Je réponds évasiment, moi aussi je veux savoir comment elle va.

  • Très, très bien ! s'exclame-t-elle d'un ton enjoué.

Un large sourire éclaire mon coeur. Même si elle possède un naturel fort gai, un tel enthousiasme me surprend.

  • Raconte moi, alors.

Dehors, le ciel est bleu, la température frise les vingt-cinq degrés. Une belle journée.

  • Et bien, hier j'ai failli mourir.

Douche froide.

Mon esprit transige, refuse de comprendre. La connexion est mauvaise, l'appel se coupe. J'en profite pour continuer à ne pas comprendre.

  • Je disais, hier, j'ai failli y passer.
  • Mais, comment ?

Un accident de voiture, c'est la première chose à laquelle je pense. Tragique mais fréquent.

  • Voilà, reprend-t-elle toujours avec le même ton joyeux, je descendais les poubelles, je devais jeter du verre.

Elle descendait les poubelles ?! Non, on ne peut pas rencontrer la mort en vidant ses déchets... Le téléphone coupe, me rendant hystérique. Ou alors, elle se serait coupé avec un tessau ? Non, mais il faut quand même sacrément se couper, pour se tuer sans le vouloir avec du verre...

  • J'étais donc dans le petit jardin du local et la fontaine était pleine.

Les détails s'allongent, je ronge ma peur, nerveuse.

  • Quant elle est pleine, j'ai l'habitude de la vider. Je me trouvais à trente centimètres d'elle, quand plouf, un objet tombe dans l'eau. C'était une sorte de ciseau à bois, de près d'un kilo. Un outil tranchant dont se servent les ouvriers qui travaillent sur le toit.

La mort, à trente centimètres donc.

Ca y est. L'image est sckotchée dans mon cerveau, horriblement gore. Celle que je chéris de tout mon être, étendue sur le goudron du local où je descends les poubelles depuis quinze ans, un épieu dans le crâne.

  • Quand j'ai compris, j'étais bien remuée, continue-t-elle. J'ai vidé ma poubelle et la fontaine, et je suis remontée dans l'appartement. J'ai prié et loué le Seigneur.

Je suis vidée. Mon esprit a renoncé au déni, je commence à comprendre que je suis passée à deux doigts de recevoir un appel m'anonçant son décès. Le millier de kilomètres qui nous sépare ne m'a jamais paru aussi insupportable.

  • Quand ton père est rentré, il m'a trouvée en train de chanter en passant l'aspirateur. Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai dit de s'asseoir, l'ait embrassé et puis je lui ai dit "Je suis heureuse parce que je suis là, alors que tu aurais pu me retrouver morte."

Sa voix est toujours guillerette, la mienne peine à contenir les sanglots qui l'envahissent.

  • Je pensais que j'en avais pour encore vingt ans, au moins. Mais finalement, tout peut s'arrêter si vite. Alors maintenant je vais cultiver cette pilosophie !

Le téléphone coupe, encore. Elle me rappelle, me dit qu'elle m'aime et puis repars vaquer à ses occupations, joie sur le coeur, sourire aux lèvres,

Le mien a disparu. Je reste seule, des visions horribles en tête. "Mais non, m'a-t-elle dit, sois heureuse, je vais bien ! Rends grâce !" Mais comment ? La vie lui semble plus éclatante, à moi elle n'en parait que plus terne !

Je suis terrifiée.

Mais de quoi au juste ? La peur de perdre un être cher ou celle égoiste d'être broyée par une souffrance insondable ? A moins que ce ne soit la même ?

Bien sûr, je sais que tout est éphémère, mais là c'est si concret... Nous ne sommes que des pantins animés par un fil qui peut se rompre à chaque instant. Et à moins d'être le premier à tomber, voir les autres s'éffondrer, désarticulés, est inéluctable.

L'image me hante. Je reste seule de longues minutes, recroquevillée devant ce trou noir, cette vertigineuse réalité que tout peut s'arrêter d'un instant à l'autre.

Non, je ne veux pas connaitre cette vérité ! Je veux encore me leurer et croire que je contrôle mon existence, et surtout celle de ceux qui me sont chers, plutôt que de laisser l'enfant que je suis être dévorée par l'appréhension.

Ce soir, Maman est toujours là, mais moi je ne suis plus la même.

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