VI

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Difficile acclimatation

La vie suivait son cours. Un mois déjà s’était écoulé depuis la prise de fonctions de Ratih dans la famille Chang. Comme souvent en cette saison à Singapour, des orages, parfois violents, éclataient presque tous les après-midi et il fallait fermer en catastrophe les baies vitrées de la villa Paradise de crainte de voir la foudre suivre les courants d’air et frapper ou traverser le logis.

En ville, des éclairs immenses zébraient le ciel en déroute, des cataractes d’eau envahissaient les canaux d’évacuation qui serpentaient dans la cité et les innombrables passages couverts accueillaient en grappes les passants surpris par l’orage.

Depuis l’enfance, Ratih redoutait la foudre. D’instinct, comme les animaux, mais aussi par un ancestral atavisme culturel dont son éducation n’avait pu la défaire.

Mais, dans cette maison, vitrée de toutes parts, où se sentir à l’abri ? Alors, elle tirait les rideaux, baissait les stores et, si aucune tâche urgente ne la retenait, courait se réfugier dans son réduit, éclairé par une toute petite fenêtre. Si elle avait pu, elle se serait terrée au garage, mais M. & Mme Chang ne le permettaient pas. Dans leur fonds culturel taoïste, Lei-tsou président du ministère du Tonnerre et des orages n’était pas maléfique et seul son adjoint Lei-kong, chargé de punir les humains de leurs crimes les plus secrets, était à craindre. Ratih, d’éducation musulmane teintée de javanisme, méconnaissait ces divinités de la religion traditionnelle chinoise, mais prenait sur elle et tentait d’acquérir le calme de ses maîtres.

Malgré tout, elle ne se sentait pas à l’aise sur Sentosa Island. Ici, pas de vie collective, ni le fourmillement d’activités auquel elle avait toujours été habituée. Chaque villa de la partie résidentielle de l’île était un petit camp retranché de luxe. Dans leurs moments de solitude, les maids communiquaient brièvement entre elles, d’une terrasse ou d’un balcon à l’autre, par signes et parfois par signaux lumineux, selon un ingénieux code que Ratih apprit au marché d’une employée plus ancienne qu’elle dans le job. Presque toutes avaient un téléphone portable, à présent, mais l’utiliser pendant les heures de travail était fortement déconseillé.

Au début, le chauffeur l’emmenait en limousine faire les courses. Mais, très rapidement, elle avait demandé à y aller seule, par ses propres moyens. À présent, il la déposait seulement à la gare du Sentosa Express qu’elle empruntait jusqu’à Vivo City, le plus grand centre commercial d’Asie, à ce qu’on disait. Et souvent, elle partait en métro de Harbour Front Station jusqu’aux rues animées et aux commerces populaires de Little India, Chinatown ou Tiong Bahru où les étals lui parlaient et où elle savait trouver viande, poisson, fruits, légumes et épices à des prix plus honnêtes à ses yeux que ceux des beaux quartiers. La voiture passait ensuite prendre les grosses commandes chez les commerçants, ou bien ceux-ci livraient directement. Elle rentrait quand même toujours avec son caddie plein à ras bord.

En tant que cuisinière, on lui témoignait la plus grande confiance et elle avait appris et retenu aisément les préférences de chacun des membres de la famille. Mrs Chang adorait le sucré et son époux avait un faible pour le sucré-salé. Quant à Cho, il n’y a que la viande qu’il rechignait à manger ! Mais au point de piquer des crises homériques. Heureusement, Ratih approuvait tout à fait la règle que Mrs. Chang avait mise en place : « Tu n’es pas obligé de manger si tu n’aimes pas, mais tu dois goûter, et si tu ne goûtes pas, tu n’auras rien d’autre. » Le savoir-faire de Ratih aidant, de présentations ludiques en variations gustatives, cette maxime, de semaine en semaine, allait tomber en désuétude, au grand contentement des parents.

Pour le reste, Cho était un enfant énigmatique, secret et enfermé dans un monde dominé par les héros des dessins animés dont il s’abreuvait à longueur de journée, quand il n’était pas en classe. Il ne se déplaçait jamais sans ses deux héros préférés, Superman et Buzz l’Éclair et si, par malheur, l’un des deux venait à être égaré, c’était la panique dans la maison, jusqu’à ce que l’on retrouve le précieux jouet. En réalité, ils avaient été achetés en double exemplaire, pour couper court à de longues et fastidieuses recherches.

Les parents avaient inscrit leur fils à la prestigieuse CNIS, la Chinese International School et chaque matin le chauffeur l’emmenait jusqu’au 60 Dunearn Road, à douze kilomètres de la maison. L’uniforme de rigueur était presque assorti aux bâtiments du campus : T-shirt blanc et pantalon ou short bordeaux. Cho était bon élève, mais pas très appliqué, comme le sont souvent les garçons. Ratih était chargée de veiller à la bonne tenue de ses cahiers et M. Chang ne tolérait aucune mauvaise appréciation. Chaque écart était sanctionné d’une retenue sur l’argent de poche que Cho recevait chaque semaine, depuis l’âge de cinq ans. C’était un des principes fondamentaux de l’éducation vue par M. Chang : la valeur de l’argent devait être acquise et respectée le plus tôt possible.

Le soir, dans sa chambrette, des pensées contradictoires assaillaient Ratih : certes, sa nouvelle condition lui permettait de subvenir aux besoins de ses vieux parents et aux frais d’éducation de Lia ; évidemment, elle ne regrettait pas l’époque où son mari l’injuriait et la battait chaque fois qu’il avait bu trop de bière ou d’alcool de riz. Mais, tant de choses lui manquaient cependant : une vraie vie de femme, tout d’abord, car elle était jeune encore, sa famille ensuite, son pays aussi.

En épouse bafouée et maltraitée, elle se méfiait à présent de tous les hommes, sans pouvoir pour autant s’empêcher de regarder avec envie ceux qui lui plaisaient. Elle savait qu’un jour ou l’autre, il lui faudrait choisir entre conserver son emploi et retrouver une vie normale avec une maison et la chaleur des bras d’un compagnon. Le mariage, non merci, elle avait déjà donné. Son plan, c’était d’économiser assez d’argent pour pouvoir ouvrir un petit restaurant dans sa ville natale et elle se donnait cinq ans pour cela. Alors, chaque soir, Ratih tirait des plans sur la comète, avant de s’endormir d’un sommeil entrecoupé de songes, tantôt érotiques, tantôt dramatiques, dont, chaque matin, elle balayait prestement le souvenir.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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