II

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Selamat Datang ! (1)

À l’extérieur de la gare maritime, Ratih sortit de son sac le plan du Métro imprimé avant son départ. On était samedi et son contrat prenait effet le 1er janvier, dans deux jours. Le rendez-vous avec son nouvel employeur était à neuf heures dans les locaux de l’agence de recrutement, en centre ville. D’ici là, pour se loger, elle avait réservé un lit dans un hôtel bon marché du quartier indien. Mais deux nuits, cela représentait quand même un sacré trou dans son budget d’émigrée. Elle étudia le trajet pour s’y rendre : treize stations et deux changements depuis Tanah Merah. Mais cet arrêt était encore loin. À pied, n’allait-elle pas se perdre ? Venue une fois à Singapour pour une excursion sur l’île touristique de Sentosa, il y avait plusieurs années de cela, elle ne connaissait rien de la ville. Elle se résolut à héler un taxi. Dix minutes plus tard et sept kilomètres plus loin, celui-ci la déposait devant la bouche du MRT (2).

La station rutilait : du marbre au sol et sur les murs, des escalators silencieux, des lumières tamisées, une musique de fond. Pas un papier par terre. Ni mendiant ni poivrot à l’horizon. Et surtout, de l’espace, énormément d’espace. Un pass à douze dollars entama un peu plus son budget. Le présentant avec quelque appréhension au portillon automatique, celui-ci s’ouvrit et elle put descendre sur le quai de l’East West Line.

Des panneaux lumineux clignotaient pour annoncer l’arrivée imminente du train. Des parois protectrices de verre s’écartèrent. Au sol, devant chaque porte, des traits de peinture jaune et des inscriptions enjoignaient aux voyageurs de se ranger sur le côté pour laisser descendre avant de monter. La discipline des gens l’étonna. Dans la rame articulée dont toutes les voitures communiquaient, deux rangées de sièges se faisaient face. On aurait pu manger par terre. La climatisation la fit frissonner. Elle sortit un châle de son sac et s’en couvrit les épaules.

Ayant trouvé un siège, elle scruta la signalétique : dans quatre stations, son premier changement pour prendre la Circle Line. Puis trois stations avant d’emprunter la North East Line jusqu’à sa destination. Allons, cela ne semblait pas si compliqué ! Mais le TransJakarta dont son pays était si fier, à côté, c’était le Moyen Âge !

L’entourait une foule bigarrée de Chinois, Indiens, Malais, Sri Lankais, Indonésiens et divers passagers à la peau blanche dont elle était incapable de déterminer l’origine : Européens, Américains, Australiens ? À ses yeux, tous ceux-là se ressemblaient. Quand à leurs accents, impossible de les préciser. Elle remarqua que nul ne dévisageait quiconque. On lui avait dit qu’ici les communautés vivaient en bonne harmonie. Elle voulut le croire.

Tout ce modernisme l’avait oppressée et, à son arrivée dans Little India, sa poitrine s’allégea soudain d’un poids. Elle retrouvait un décor, des costumes, des odeurs, qui lui étaient plus familiers. Au détour d’une rue, un temple et la figure apaisante de Ganesh. Des femmes en saris chatoyants. Des effluves parfumés de gingembre, cumin, curcuma. S’étant adressée dans un anglais châtié à la réceptionniste de son hôtel pour routards, elle s’entendit souhaiter la bienvenue dans sa langue régionale : selamat datang di Singapura. Le sourire lui revint alors.

Elle avait retenu l’établissement le moins cher, mais le lieu lui parut propre. C’étaient des dortoirs de huit lits, superposés deux par deux. Une chance, il était tôt, aucun n’était encore occupé. Une couchette supérieure, près de l’unique fenêtre de la chambre, fut son choix. Sur le palier, il y avait des consignes métalliques pour sacs et valises. Parfait. Elle se rafraîchit dans la salle de bains, qui était spartiate, mais correcte, fit son lit, mit sa valise en sûreté et s’apprêta à partir en repérage.

Il lui fallait localiser son agence de recrutement sur Orchard Road, principale artère commerçante de la ville, et calculer son temps de trajet pour être à l’heure lundi. Ensuite, place à un peu de tourisme. C’est qu’elle devrait attendre un hypothétique day off (3) pour retrouver cette liberté. Entre-temps, ses sorties se limiteraient sans doute aux courses, et encore, peut-être pas.

En vingt minutes à pied, elle atteignit la Mecque du luxe. Aucun domaine ne manquait à l’appel. Toutes les grandes marques mondiales étaient là. Vêtements, bijoux, parfums, meubles, déco, voitures… : Gucci, Dior, Vuitton, Saint-Laurent, Versacce, Burberry, Rolex, Longines, Lancia, Mercedes, Maserati, Ferrari, etc., etc. Une litanie enivrante. Tous ces noms qui pour elle n’étaient que des publicités détaillées avec envie dans des revues feuilletées à la sauvette, s’étalaient sous ses yeux ébahis, dans des décors de marbre, de verre et d’acier. Les étiquettes, quand il y en avait, affichaient un nombre de zéros à faire tourner la tête.

Elle resta en arrêt un long moment devant la cathédrale de marbre rose de Ngee Ann City, un énorme centre commercial, dont les deux tours dominaient le paysage. C’était la période des fêtes et, à défaut de véritables sapins de Noël, des répliques gigantesques, de plastique, de métal, de verre, avaient poussé sur les trottoirs, devant les principales enseignes.

Après un rapide aller-retour de part et d’autre de la partie centrale de la rue, elle trouva assez facilement au numéro 304 la plaque de son agence. Ses bureaux occupaient plusieurs étages au-dessus d’une grande enseigne de la consommation.

Son estomac criait famine. Mais déjeuner dans ce quartier visiblement destiné aux riches ne serait-il pas ruineux ? Alors, elle s’en retourna vers Little India et dans la première échoppe venue, pour trois dollars cinquante, engloutit une laksa (4) de poulet brûlante, tout en réfléchissant à ce qui l’attendait le lendemain.

Sa plus grande crainte, c’était cette énorme maison de béton, verre et acier sur Sentosa, de l’autre côté du terrain de golf, qu’on lui avait montrée en photo. Si elle était seule, comment faire pour entretenir ces trois étages, préparer les repas et s’occuper du fils unique de la maison ? Impossible ! Et la station de métro la plus proche qui était à près de trois kilomètres !

Sa seconde crainte, c’était d’être soumise à l’autorité maniaque et méprisante d’une aïeule, ce qui est si fréquent dans les familles chinoises où la cohabitation des générations est la règle.

Sa troisième crainte, c’étaient ses conditions de logement en tant que live-in maid (5), Elle avait entendu dire que certaines familles n’hésitaient pas à loger la leur dans le bomb shelter (6), un réduit sans fenêtre, menu d’une porte blindée à cabestan ! Elle était un peu claustrophobe et ne pourrait supporter de telles conditions.

Bien d’autres craintes encore l’habitaient, mais à quoi bon les détailler et s’angoisser davantage ? Demain serait un autre jour.

(1) Bienvenue !

(2) Mass Rapid Transit : système de transport sur rail de la ville de Singapour, inauguré en 1987.

(3) Jour de congé.

(4) Soupe asiatique de nouilles épicées. Principalement consommée en Malaisie, Indonésie et Singapour. C’est une soupe riche et complète à base de lait de coco, de nouilles, de crevettes, de poisson ou de viande, parfumée de pâte de curry, de piment, de citronnelle et de coriandre.

(5) Employée de maison logée sur place.

(6) Abri anti-bombes, obligatoire dans les logements neufs depuis 1997.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015 - Tous droits réservés.

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