72. Les âmes rebelles

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Liz

Je pourrais dire que la nuit m’a permis de me ressourcer, de reprendre des forces, mais quand j’enfourche mon vélo, la lassitude se ressent jusqu’au bout de mes orteils. Et le stress aussi, évidemment. Difficile de ne pas l’avoir, vu la situation. Et pour couronner le tout, nous sommes en retard. Mathilde, si elle ne prévoit pas d’approvisionner le Conseil, a quand même du boulot à la ferme et un petit veau n’était pas très en forme. L’avantage de ce contretemps, c’est que nous avons pu discuter avec la vétérinaire qui est prête à se rallier à notre cause. Un peu comme les infirmières et autres personnels essentiels à la maison, elle viendra manifester mais continuera de travailler au besoin. Des animaux malades, on ne peut pas les laisser en l’état.

Il y a pas mal de vélos devant la bibliothèque et je souris à ma jolie fermière en descendant du mien. Le soleil est encore bas dans le ciel, mais la journée promet d’être chaude, dans tous les sens du terme ou presque.

— Salut, le bibliothécaire !

Malcolm, posté devant l’entrée, me sourit légèrement. On dirait bien que sa nuit a été aussi compliquée que la mienne. Il a les traits tirés, le pauvre.

— Désolée, on n’est pas très en avance, soufflé-je en regardant dans la rue s’il n’y a pas de gardes dans les alentours. Comment ça s’annonce ?

— Sur le papier, ça peut être bien. Les gens sont venus. Mais vont-ils nous suivre ? En tout cas, il faut qu’on se décide vite. Avec tout ce qu’on a remué, le Conseil ne va pas tarder à être au courant de ce qui se trame.

— On fait cette petite réunion et on monte au créneau ? Comment tu veux qu’on présente les choses ?

— Je ne sais pas si ça sera si simple que ça, marmonne-t-il. On va déjà rappeler les faits. Et… on improvise ?

— Ok… Va falloir afficher un peu plus de confiance, mon petit bouchon, parce que je vais te botter ce joli petit cul si tu me lâches ! Il faut que tu sois motivé devant eux, les mecs ne suivront pas une nana, encore moins une femme qui vient du Continent.

— Au pire, je dandine mon joli cul et tout le monde me suivra, hommes comme femmes. N’aie pas d’inquiétude !

Je lève les yeux au ciel et lui pince la fesse en passant pour entrer dans la bibliothèque. Je m’arrête pour observer tout ce petit monde. Bon, il n’y a pas toute l’île, loin de là, mais quand même, c’est assez impressionnant. Comme quoi, derrière l’image docile que chacun renvoie, il y a quand même des cœurs dans ces corps.

Les mères de Jade sont là, et je vois qu’elles ont ramené le groupe de copines avec qui elles font de la marche. Il y a plusieurs femmes d’un certain âge, assises sur des chaises rassemblées au milieu du rez-de-chaussée, certaines de nos voisines sont présentes, mais ce sont surtout des femmes célibataires qui semblent prêtes à prendre des risques pour leur Doc. Quant aux hommes… il faut croire que Jade a réussi à en séduire quelques-uns, ou que Malcolm s’est montré convaincant. Honnêtement, il y a plus de monde que j’osais l’espérer, et je suis toute émue de voir le soutien que pourrait avoir mon amie.

Je rejoins Malcolm qui s’est avancé et a monté quelques marches, induisant le silence dans la pièce tandis que les regards se posent sur nous.

— Tu attaques ou je commence ? murmuré-je, tout à coup moins à l’aise.

— J’ai une meilleure idée, souffle-t-il avant de se diriger vers Estelle. Merci à tous d’être là, dit-il avec assurance devant les personnes assemblées. Je pense qu’il nous faut d’abord écouter les mères de Jade, et là, vous comprendrez pourquoi nous sommes réunis !

Je souris devant l’audace du bibliothécaire, mais j’avoue que la tête d’Estelle vaut tout l’or du monde. On dirait une biche devant les phares d’une voiture. Elle le regarde, totalement désespérée, puis plonge son regard dans le mien… La pauvre, je doute qu’elle s’attendait à ça, et je ne peux m’empêcher de lui offrir un sourire que j’espère rassurant en attrapant sa main alors qu’elle nous rejoint.

— Merci à tous d’être là pour notre fille, commence-t-elle en hésitant. Cela fait… chaud au cœur de voir que vous êtes si nombreux à la soutenir. C’est qu’elle n’est pas aussi mauvaise que le Conseil veut essayer de le faire croire.

Malcolm m’adresse un petit sourire rassurant alors qu’Estelle semble gagner en confiance en elle.

— Comme vous le savez, Jade a fauté aux yeux du Conseil, mais nous, nous savons bien qu’elle n’a fait qu’obéir à une chose que nous connaissons tous : l’Amour. Est-ce vraiment punissable ? Je ne vais pas faire un long discours, je ne sais pas les faire, mais je dis qu’il faut sauver ma fille. Sauvons notre Doc !

J’observe les gens qui l’écoutent attentivement, me demandant s’ils vont vraiment nous suivre dans cette folie. Parce que c’en est vraiment une. J’ai beau faire la maligne, j’ai la trouille, moi aussi. J’en ai fait, des manifs, mais je n’avais pas au-dessus de la tête une épée de Damoclès, le risque d’y rester…

— Je sais que vous avez peur, continué-je en les voyant silencieux, que c’est risqué, mais notre force, c’est notre nombre. Même si tout le monde n’est pas là, on peut vraiment faire mouche. Si on bloque tout, qu’on manifeste notre désaccord avec leur décision, qu’on montre notre soutien à Jade, je suis sûre qu’on peut y arriver. Il faut qu’on reste soudés, qu’on ne se laisse pas influencer. On parle quand même d’une femme qui vous soigne, s’occupe de vous avec le sourire au quotidien. Et d’un bébé qui n’a rien demandé !

— Je sais que le père de l’enfant est parmi nous ce soir, qu’il va se battre à nos côtés, à vos côtés, pour sauver celle qu’il aime et ce bébé qu’elle porte, intervient Malcolm, exalté. Est-ce que ce n’est pas normal de l’accompagner dans sa lutte ? Est-ce un crime de s’aimer et de vouloir faire ce que la Nature a toujours organisé ? Qui devons-nous respecter ? La Nature ou bien ce Conseil qui se prétend la représenter ?

Je souris en voyant les têtes acquiescer, certains réfléchir, d’autres afficher des regards décidés. Je ne sais pas si tout le monde va nous suivre, mais je suis rassurée de voir que nous ne sommes pas qu’une petite poignée.

— Donc, pour celles et ceux qui sont prêts à nous suivre… L’idée c’est de se retrouver sur la place du village après avoir affiché un panneau “grève” sur vos enseignes, et de faire du bruit, tout simplement. De manifester notre mécontentement, de marcher en direction du Conseil et de camper devant l’entrée jusqu’à ce qu’ils se bougent.

— Et s’ils ne font rien ? demande un jeune homme. Ou pire, s’ils nous recyclent ?

— Ils ne vont pas recycler la moitié de l’île ! Et nous, il faut qu’on soit forts et qu’on ne bouge pas tant qu’on n’a pas obtenu la libération de Jade ! crie Malcolm pour entraîner tout le monde. Il faut être fou, il faut être confiant ! Ensemble, nous pouvons gagner !

Il faut croire que le bibliothécaire a dû être un sacré rebelle dans une autre vie, parce qu’il vient d’insuffler un élan de force à l’assemblée. C’est un peu comme si tout le monde venait de se redresser et de prendre conscience qu’ils peuvent s’exprimer. Les murmures montent dans l’assemblée, les conversations se font de plus en plus fortes et j’entends des bribes d’organisation pour préparer la manif. C’est carrément exaltant !

Jade, on arrive !

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