61. Le poète dans ses pensées

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Jade

Je soupire de contentement en enlevant mes chaussures et en me débarrassant de ma veste. Le temps a tourné à l’orage et je suis trempée jusqu’aux os. Une bonne odeur de gratin embaume la maison, mais aucune trace de Liz dans la pièce. Une partie de moi est ravie d’avoir un petit temps en solitaire après une journée au cabinet, quand l’autre grimace face à ce silence. Je monte au premier et tends l’oreille à la porte de sa chambre, et commence à m’inquiéter de ne la voir nulle part.

Je suis finalement rassurée lorsque j’ouvre la porte qui donne sur la terrasse depuis ma chambre. Liz est en train de jardiner sous la serre. Ses cheveux sont grossièrement remontés sur sa tête en chignon et son débardeur ample ne laisse pas grand place à l’imagination tandis qu’elle se penche sur nos plants de fraises. Dans une autre vie, ça m’aurait excitée, mais mon regard dévie rapidement sur la vue lointaine de la mer qui s’agite. Avoir du monde chez soi, quand on rentre le soir, c’est quand même agréable. Entendons-nous, j’adore Liz, mais j’aimerais tellement que ce soit Malcolm qui m’accueille le soir, d’un doux baiser, d’un sourire chaleureux, d’un câlin tendre… ou sensuel, d’ailleurs.

Un soupir s’échappe de mes lèvres et je frissonne. Mieux vaut que j’aille me réchauffer sous la douche plutôt que de risquer la pneumonie à rester dans les courants d’air. Je récupère de quoi me changer dans mon armoire et file m’enfermer dans la salle de bain. Mes vêtements trempés me collent à la peau et je ne tarde pas à les abandonner dans la machine, riant de mon reflet de chien mouillé que le miroir me renvoie. Les cheveux plats, les mèches échappées de ma queue de cheval qui dégoulinent sur ma peau, un nouveau frisson me parcourt le corps et mes tétons se tendent. S’ils étaient déjà sensibles d’ordinaire, je peux attester que la grossesse les rend d’autant plus réceptifs à tout courant d’air, toute stimulation volontaire ou non… ou tout regard enflammé de mon amoureux, d’ailleurs.

Je recule de deux pas et me mets sur la pointe des pieds. Je ne peux m’empêcher d’être émerveillée chaque fois que je pose les yeux sur ma silhouette. Bon, je n’ai jamais eu de souci avec mon corps, mais ce petit renflement me rend dingue. Je souris niaisement et ne peux qu’admirer la magie du corps humain. Là-dessous se trouve un bout de lui et un bout de moi. C’est totalement fou que la nature nous gratifie d’un bébé. Fou et flippant. De quoi se réjouir et s’angoisser, le tout à deux secondes d’écart. Mais je refuse de flipper, ce bébé est un cadeau que je veux accueillir le plus sereinement possible. Il ne mérite pas de ressentir mon stress. Il représente déjà tellement à mes yeux, c’est un rêve qui va se réaliser pour moi. Il faut que tout se passe bien, je ne vois pas les choses autrement.

Je passe ma main à plusieurs reprises sur ce ventre qui commence à se voir et ne peux m’empêcher de sourire. Si je dois le cacher toute la journée, et heureusement ce n’est pas trop difficile pour le moment, j’avoue que je passe pas mal de temps à le contempler une fois rentrée. J’ai tellement hâte que Malcolm puisse le voir, lui aussi. J’attends ça avec d’autant plus d’impatience depuis que j’ai lu son poème dans la revue de l’île, qui m’a fait monter les larmes, qui m’a émue comme pas possible. L’avenir pourrait être tellement radieux, si la menace ne pesait pas constamment.

Je me glisse sous l’eau chaude avec plaisir et délasse mes muscles engourdis par une journée à faire des allers-retours entre mon bureau et la table d’auscultation. Je ferme les yeux et m’immerge sous le jet. Inévitablement, mes pensées me ramènent à Malcolm. Encore et toujours… Dans ma chambre, au salon, dans la salle où nous nous sommes chauffés comme des ados en chaleur. Dans cette douche où nous nous sommes étreints, oubliant totalement les économies d’eau. Si je me concentre vraiment, je pourrais presque sentir ses mains sur mon corps. Douces et assurées, capables d’allumer un brasier partout où elles passent.

J’attrape le savon solide et commence à me nettoyer, mais me rends rapidement à l’évidence que penser à Malcolm a réveillé des envies qu’il ne pourra pas assouvir. Tellement frustrant d’être aussi loin l’un de l’autre, de ne pas pouvoir se retrouver dès que l’envie s’en ressent, ou tous les soirs, tout simplement. Pas simplement pour le plaisir charnel, évidemment, mais pour tous les petits à-côtés qu’on ne peut connaître qu’à deux.

Je fais mousser le savon et m’adosse contre le carrelage froid. Encore une fois, il faut que je me frustre ou que je me soulage toute seule de cette envie qui a pris naissance au creux de mon ventre et me donne chaud sans même qu’il m’aît touchée. Mes mains empaument mes seins déjà tendus et si sensibles que quelques caresses me font déjà frémir. J’essaie d’imaginer ses mains à la place des miennes, de reproduire ses gestes, ses pressions, ses effleurements qu’il prend toujours plaisir à m’offrir. Je fais rouler mes tétons entre mes doigts, imaginant sa langue s’y enrouler, sa bouche les sucer, les aspirer, les cajoler. Ce serait tellement meilleur encore s’il était là avec moi, nu et excité, avide de me retrouver, de nous faire jouir en nous aimant avec passion.

Quand la tension s’installe plus fortement sous mon épiderme, ma main descend entre mes cuisses dans le but de la soulager. Je m’efforce de garder les yeux fermés, d’imaginer Malcolm avec moi, sa paume pressée contre mon clitoris, son index et son majeur qui s’immiscent entre mes replis et s’enfoncent en moi. Bon sang, plus que ces gestes, c’est sa bouche qui me dévore avec toujours plus de gourmandise qui me manque, à cet instant. Je voudrais sentir ses lèvres sur les miennes, dans mon cou, et partout où il le souhaite, d’ailleurs. Juste ce qu’il faut pour pour me maintenir au bord du gouffre, me pousser à lui en demander davantage, le convaincre d’éteindre le feu qui me consume.

C’est totalement perdue dans mes pensées que je me caresse, avec l’image de Malcolm pressé contre moi, de sa main qui remplace la mienne entre mes cuisses, de ses doigts nichés dans mon intimité, qui viennent titiller ce point qui me fait décoller. La délivrance est plus longue à arriver, mais l’orgasme me fauche finalement, faisant trembler mes jambes tandis qu’un long gémissement s’échappe d’entre mes lèvres. Je reste un moment étourdie et finis par me secouer pour finir de me nettoyer.

Si ces moments sont agréables, il manque l’après… celui tendre et chaleureux. Ces bras qui m’enlacent et m’enserrent. Revers de médaille d’un orgasme en solitaire. Je me sèche rapidement et enfile legging, débardeur et gilet avant de me démêler les cheveux.

Quand je sors de la salle de bain, Liz est installée à table et me sourit en me détaillant de la tête aux pieds. Je me sens rougir bêtement en me demandant si elle ne m’a pas entendue me faire du bien, mais constate surtout que son regard se pose sur mon petit bidou.

— Ça commence à se voir, t’as vu ? murmuré-je en m’installant à table.

— Je vois ça, oui. Tu ne vas bientôt plus pouvoir cacher ton état. C’est à la fois très excitant de te voir gonfler comme ça, mais aussi un peu flippant. Personne ne t’a fait de remarque sur ta prise de poids ?

— Non, je mets des fringues amples, ça passe. Et je confirme pour le sentiment. Je crois que je n’ai jamais autant apprécié mon corps, mais ça fait flipper. J’ai pas grossi à ce point, quand même ? Je veux dire… On vit ensemble, que tu remarques le changement, je comprends, mais pour une personne lambda que je ne fais que croiser, ça doit quand même pas être une évidence ?

— Non, on dirait juste que tu as abusé sur le plantain. Ou que ça fait trop longtemps que tu te déplaces en voiturette plutôt que de dépenser tes calories à vélo ! répond-elle en souriant.

— C’est quand même plus mignon qu’un estomac trop rempli, ris-je. Je crois que j’ai encore du mal à réaliser… Du moins, tant que je ne pense pas au Conseil et à notre plan de fuite, j’ai un peu l’impression d’être sur un nuage.

— Vous savez comment vous allez faire pour prendre un bateau, alors ? me demande-t-elle, visiblement inquiète pour moi.

— C’est compliqué, mais Malcolm s’est renseigné sur les alentours et on ne peut pas vraiment envisager de faire le trajet en barque… Le Continent est trop loin. En revanche, il semblerait qu’il y ait de petits bateaux à moteur au port du sud de l’île. Donc c’est le plan… bancal, j’en conviens, mais c’est le seul qui lui semble réalisable sans trop de risques.

— Oui, et il faudra vous assurer que le plein est fait ou qu’ils fonctionnent à l’énergie solaire. Et ne pas vous faire prendre quand vous allez le démarrer. Vous êtes fous de vous lancer dans cette aventure… même si je ne vois pas ce que vous pourriez faire d’autre.

— Malcolm dit qu’on peut s’éloigner du rivage avant d’allumer le moteur, pour assurer le coup, mais en pleine nuit… Tout ça est trop flippant, soupiré-je, mais on ne peut pas dire que nous ayons le choix, je ne vais pas pouvoir cacher mon amour pour le plantain bien longtemps.

— Tu lui fais une folle confiance, à ton amoureux. C’est beau, mais il ne peut pas tout prévoir, non plus. J’ai pas envie qu’il t’arrive quelque chose, dit-elle soudainement en me prenant dans ses bras.

— Il ne peut pas tout prévoir, mais ce qui est prévu ici si le Conseil comprend que je suis enceinte, en revanche, il n’y a aucun doute. Je lui fais confiance, et je suis prête à prendre le risque pour que notre bébé vive, Liz. Si on me recycle… eh bien, je l’aurais mérité, selon leurs règles, mais ce bébé n’a rien demandé, lui. Enfin, il a décidé de se nicher où il n’aurait pas dû, mais… c’est comme ça, souris-je en la serrant contre moi.

— Je te jure que si ce putain de Conseil touche au moindre de tes cheveux, je leur fais bouffer leurs couilles et leurs ovaires après les avoir découpées en rondelles !

— Tu sais que je t’adore ? Ne t’inquiète pas pour moi, je suis sûre que tout va bien se passer.

J’essaie de me convaincre moi-même que ce sera le cas. Pas trop le choix, parce que le doute ne nous apportera rien de plus. Et j’ai vraiment confiance en Malcolm. Je suis certaine que, de toutes les options qu’il a pu envisager, celle-ci est la moins risquée. Alors je vais y aller les yeux fermés, symboliquement parlant, tout du moins, et prier pour qu’on se tire d’ici. Pour aller où, faire quoi de nos vies ? Aucune idée, mais le principal, c’est que l’on pourra être tous les deux sans craindre quoi que ce soit, et élever ce mini-nous qui fait s’emballer mon cœur chaque fois que je pense à lui.

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