43. Peur au refuge

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Jade

Je ferme à clé le cabinet et baisse le volet avant d’aller m’installer dans ma petite voiture. Un long soupir m’échappe tandis que je pose mon front contre le volant et m’accorde quelques secondes de silence avant de rentrer à la maison. En plus d’être chargée, cette journée s’est avérée bien stressante. Quand Malcolm m’a annoncé qu’il était convoqué par le Conseil, j’ai eu l’impression que mon cœur quittait mon corps pour aller s’écraser tout droit au sol. J’aurais presque pu l’entendre se briser en mille morceaux entre nous. J’ai eu beau afficher au maximum un masque de sérénité, j’en étais bien loin. Il m’a fallu un quart de seconde après son départ pour me rendre compte que je ne pourrais plus imaginer ma vie sans lui, sans cet interdit dont l’amour me dévore et me comble autant qu’il m’angoisse.

Je bondis sur mon fauteuil en entendant cogner à ma vitre, et retiens ma grimace en voyant Jasmine penchée sur ma voiture. Qu’est-ce qu’elle me veut, elle ? Je ne suis absolument pas d’humeur, ce soir. J’hésite même à démarrer et me barrer sans lui accorder davantage d’attention, mais je baisse malgré tout la vitre et enfile mon masque de zénitude.

— Un souci ?

— Tu devrais rentrer, il fait nuit et le Conseil aimerait éviter les balades nocturnes.

Le Conseil par-ci, le Conseil par-là, elle n’a que ce foutu mot à la bouche. C’était vachement plus agréable quand sa bouche était occupée à tout autre chose que blablater sur ces dictateurs à la c… On a dit zen.

— Et ? Je m’en souviendrai quand on m’appellera pour une urgence au beau milieu de la nuit. Désolée, le Conseil préfère qu’on ne sorte pas, alors attends demain matin pour crever, je suis cloitrée chez moi.

On a dit zen, c’est ça ? Je ne sais pas ce qui me prend, ces derniers temps, mais plus ça va, moins j’arrive à retenir mes réflexions sarcastiques à l’encontre de notre si agréable Conseil. Ironique, en plus ? Bouh, je deviens une vilaine fille.

— Ce n’est pas le moment de jouer la rebelle, Jade, soupire-t-elle. Tu sais qu’ils sont sur les dents, fais profil bas, tu veux ? Je n’ai pas envie qu’il t’arrive quelque chose.

J’ai un peu l’impression de retrouver Jasmine en plongeant mes yeux dans les siens. Malgré la pénombre, j’y lis ce que j’interprète être de la tendresse et une réelle inquiétude pour ma petite personne. Ça pourrait me toucher, si je n’avais pas encore en mémoire sa façon de parler d’Oliver, de défendre ses patrons et de me regarder froidement.

— Ce n’est jamais le moment de jouer la rebelle ou de remettre en question quoi que ce soit ici, de toute façon. Nous devons être de bons petits moutons. Tu devrais apprendre à réfléchir, je te jure que ça ouvre les yeux.

— Moi, je fais confiance au Conseil. Si l’île fonctionne aussi bien, c’est grâce à eux. C’est rassurant de savoir qu’ils veillent sur nous.

— C’est bien ce que je disais… des moutons. Bonne soirée, Jasmine, je vais rentrer me coucher parce que je suis fatiguée de faire le travail de deux personnes, tout ça parce que ton Conseil a décidé de tuer l’autre médecin pour des bouquins qui parlent de cul, bougonné-je en démarrant.

Je ne lui laisse pas le temps de me répondre et enclenche la marche arrière pour rejoindre le chemin, puis m’enfonce dans le village pour rentrer à la maison sans pouvoir m’empêcher de repenser aux paroles que je viens de prononcer. Si Jasmine balance au Conseil mes propos, c’est moi qui vais me retrouver là-bas et finir à l’usine. Dire que Malcolm et moi allons avoir encore plus de difficultés à nous voir avec son travail supplémentaire… En plus, il va falloir que nous soyons encore davantage sur nos gardes, parce qu’il est possible qu’il soit surveillé, après son petit coup d’éclat d’hier. Mais bon, j’ai été tellement soulagée de le voir à l’arrière du cabinet après sa convocation… Il est envie, c’est l’essentiel.

Ce n’est pas sans un certain plaisir que je laisse tomber mon sac dans l’entrée, me débarrasse de mes chaussures et vais me laisser choir sur le canapé en poussant un soupir de soulagement. Zoé doit être dans la salle de bain et Liz est installée à mon bureau, non loin de moi, le nez dans un cahier sur lequel elle écrit je ne sais quoi. Elle n’a même pas levé le nez à mon arrivée et a à peine répondu à mon “bonsoir”, signe qu’elle est contrariée. Peut-être que la cohabitation avec Zoé est compliquée ? De ce que je connais la jolie fugitive, elle semble plutôt sympathique, pourtant.

— Tu as passé une bonne journée ? demandé-je en mettant mes pieds sur la table basse et en fermant les yeux.

— J’ai eu peur de voir débarquer des gardes à chaque fois que j’ai entendu un bruit. Mais sinon, ça va, répond-elle sans regarder dans ma direction.

— Personne ne sait que Zoé est là, tu n’as pas à t’inquiéter. Je doute qu’elle prenne le risque de sortir ou de se faire voir.

— Mais tu te rends compte du risque que tu nous fais courir ? s’emporte Liz en se levant brusquement. Tu ne penses qu’à toi, on dirait ! Moi, je commence seulement à me faire à la vie ici et toi, tu vas tout gâcher !

Je rouvre les yeux en constatant la colère présente dans sa voix et me redresse. Comme si j’avais besoin de ça, ce soir, bon sang. Je ne rêve que d’une douche, d’un bon repas, et de mon lit. Ou de ce canapé, puisque j’ai laissé mon lit à Zoé.

— Donc, quoi ? Sous prétexte qu’elle ne rentre pas dans les petites cases du Conseil, on la laisse dehors, se faire attraper par les Gardes et recycler ? Désolée, mais je ne peux pas faire ça.

— Mais moi, je veux vivre quelque chose de beau avec Mathilde et là, j’ai trop peur que tout s’arrête. J’ai déjà perdu Rose dans le naufrage, là, je risque de perdre Mathilde, je ne sais pas si j’y survivrais.

— Rien ne te retient ici, si tu veux aller vivre ta belle histoire avec Mathilde pendant que Zoé est punie pour une chose injuste et stupide, soupiré-je. Je suis encore chez moi, je t’adore, Liz, mais je refuse d’abandonner Zoé sous prétexte qu’écrire l’amour d’un homme et d’une femme est mal. J’en ai ma claque de dire Amen à tout.

— C’est parce que tu n’as jamais vécu ailleurs, je te jure. Ici, c’est le paradis. Tu imagines que chez moi, dès que j’embrassais Rose, tout le monde me regardait ? Et les blagues graveleuses des mecs qui s’imaginaient déjà en trio parce qu’une bite, c’est ça qu’il nous faut, franchement je suis contente de m’en passer. Tu comprends que je n’ai pas envie de foutre tout ça en l’air ?

— Tu te plains parce que les gens te regardaient ? Eh bien mets-toi à la place de Zoé, ou des personnes ici qui s’aiment alors qu’ils ne sont pas du même sexe. T’imagines un peu, risquer le recyclage parce que tu n’aimes pas une personne du bon sexe ? Ça ne te donne pas envie de hurler à l’injustice ? De te rebeller ? De te battre ? Non, tu préfères jouer la collabo, tant qu’on y est ? m’agacé-je, fatiguée de me sentir impuissante.

— Je ne me plains pas mais… pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu recueilles toutes les femmes qui ont besoin d’aide ? Tu n’as jamais peur que ça te retombe dessus ?

Pourquoi ? En voilà une bonne question. Parce que ça me paraît normal ? Parce que ça coule de source ? Parce que j’aime les gens ?

— Je suis médecin, Liz. M’occuper des gens, c’est ce que je fais depuis des années. Bien sûr que ça me fiche la trouille d’accueillir Zoé, mais je ne peux pas la laisser non plus, je… La vie d’une personne ne peut pas dépendre des décisions arbitraires de supérieurs qui vivent dans leur coin et nous prennent pour des sujets. On n’est plus à l’époque de la monarchie, on n’est pas en dictature, et j’estime qu’aimer un homme ne mérite pas de mourir ou de vivre en prison. C’est cette relation là qui est la plus en adéquation avec la Nature, dans le sens de la procréation, de la survie de l’humanité. Pas des pipettes et des inséminations, quand bien même je n’ai rien contre l’homosexualité, loin de là.

— C’est bien de s’occuper des autres, mais je me sens vraiment en danger. Je ne suis pas comme toi, je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne, moi…

— Je n’ai rien d’une héroïne. Mais tout le monde est en danger, ici. Regarde Gislaine, un jour, tout allait bien, le lendemain ils décident de la sacrifier. Tu trouves ça juste, toi ? Parce que moi, non. Je… j’en ai marre de tout ça, c’est tout, soufflé-je en papillonnant des yeux pour tenter de faire refluer les larmes qui me montent.

— Oh, Jade… Ne te mets pas dans des états comme ça ! Je… je ne voulais pas te contrarier, c’est juste que j’ai peur… continue-t-elle en venant s’asseoir à mes côtés.

— C’est pas ta faute, je suis crevée, à fleur de peau, grimacé-je en m’essuyant les yeux. Je suis désolée de te mettre dans cette position, mais je suis tout simplement incapable de dénoncer Zoé. Et je peux t’assurer que je suis prête à remuer tout le monde ici pour manifester comme l’a fait Malcolm hier si elle se retrouve aux prises avec les Gardes. Aimer est un droit, personne ne devrait être puni pour ça.

— Oui, aimer, c’est quand même le plus beau sentiment du monde !

Un sentiment gâché par un groupe de personnes qui se pensent au-dessus de tout, qui régentent nos vies et dictent les règles. Moi, je veux pouvoir aimer qui je veux sans avoir à me planquer dans un moulin ou dans un fourré. Je voudrais pouvoir me promener main dans la main avec Malcolm au village, profiter de la vie, tout simplement. J’ai bien conscience des avantages de l’île, de l’importance écologique du fonctionnement, mais je n’arrive plus à faire avec cette règle à la con. On ne fait rien de mal, je refuse que notre amour soit sali par une loi stupide. Et que Zoé et Oliver souffrent de leur propre amour l’un pour l’autre. Ce n’est pas juste, et il faut qu’on fasse bouger les choses. Mais comment ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire ?

J’ai l’impression que nous avons non pas une montagne, mais une chaîne montagneuse à gravir pour pouvoir changer les choses. Et le Conseil instaure, avec ses réactions extrêmes, une peur malsaine qui risque d’empêcher les gens de parler, de se poser des questions, de réagir. C’est dépitant…

— Je vais trouver une solution pour Zoé, soupiré-je finalement, mais… tu devrais peut-être envisager d’aller vivre avec Mathilde, si ça marche bien entre vous, non ?

— Elle me dit qu’elle n’est pas prête, soupire Liz. Qu’elle ne s’est jamais autant attachée à quelqu’un et cela lui fait peur. Et puis, il paraît que si on se met ensemble, dans la semaine qui suit, on va se retrouver avec un bébé… Et tu sais que ce n’est pas ce à quoi elle aspire en ce moment.

— Tu pourrais faire une demande d’appartement alors. Enfin, je ne veux pas te mettre dehors hein, loin de là, mais je comprends que tu sois mal à l’aise que j’aime sauver les chatons en détresse, souris-je.

— Ecoute, tu m’as sauvée, moi, alors je vais difficilement faire la fine bouche. Et d’ailleurs, pour te remercier parce que tu as l’air crevée, je te propose de me mettre aux fourneaux, ce soir. Ça te va ? Un petit repas pour trois femmes fantastiques !

— Je ne dis pas non… Et je n’ai pas simplement l’air, je le suis, ris-je nerveusement. Merci.

Je serre sa main dans la mienne et lui souris lorsqu’elle se lève pour rejoindre la cuisine. Au moins, il y a des petites mains à la maison, c’est l’avantage de recueillir de gentils et mignons chatons en détresse, non ? Et puis, j’adore Liz, j’apprécie beaucoup Zoé, et le lieu devient plus vivant. Même si je ne peux m’empêcher de me remémorer les visites de Malcolm à la maison… Il me manque, j’ai envie de le voir, de me perdre dans ses bras et de profiter de notre amour en paix. Pour ça, il y a du boulot… Y arrivera-t-on seulement un jour ?

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