42. Le procès du poète

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Malcolm


J’entends le chant d’un coq et constate que le jour est en train de se lever. Enfin. La nuit a été longue. Ou plutôt courte. Je ne sais plus. J’ai dû un peu dormir, mais je me suis réveillé à tant de reprises suite à des cauchemars tous plus horribles les uns que les autres que j’ai perdu le compte du nombre de fois où je me suis assoupi. Et là, j’ai mal à la tête d’avoir si mal profité de ce repos. Il faut dire que personne ne sait exactement en quoi consiste le recyclage et que là, ma bêtise m’y conduit directement et mon cerveau un peu torturé imagine les pires des scénarios. Quand je repense à ma folie d’hier, je n’arrête pas de me dire que j’aurais mieux fait de rester au lit. Non seulement, je me suis grillé auprès du Conseil mais j’ai en plus perdu toute possibilité de vivre ma relation avec Jade. Quel con. J’ai tout gâché. Et c’est surtout ça qui m’empêche de dormir. J’ai juste pensé à l’injustice dont était victime Oliver et j’ai complètement zappé que cela pouvait venir impacter ma relation avec Jade et ma vie tout court. J’aurais dû lui en parler avant d’agir insensément, je suis sûr qu’elle aurait réussi à trouver avec moi des façons plus intelligentes d’agir.

Le début de ma matinée se passe normalement. Pour m’occuper, je fais quelques exercices physiques parmi ceux que le Conseil nous propose de pratiquer afin de nous maintenir en forme. Je me demande comment une Institution aussi portée sur le bien-être et la santé peut également être à l’origine du recyclage de personnes innocentes comme Oliver ou de pratiques frôlant la dictature sur certains aspects. Et heureusement qu’ils n’ont pas encore réussi à lire dans nos pensées, sinon, ça fait longtemps que j’aurais découvert en quoi consiste le recyclage.

Quand on frappe à ma porte, je regarde l’heure. Dix heures dix. Les deux aiguilles me sourient comme si elles voulaient me narguer et je sens des sueurs froides glisser le long de mon dos. Résigné et prêt à affronter mon destin, j’ouvre la porte m’attendant à trouver Marco ou d’autres gardes prêts à m’arrêter, mais je suis surpris de tomber sur Ludwig, le messager des mauvaises nouvelles. Il me remet un courrier officiel contre signature, et je sais que ce n’est pas bon signe, mais j’étais tellement convaincu que c’était la fin, que j’allais me faire recycler, que je suis soulagé en réalité de ne recevoir que ce courrier.

Malcolm,

Suite à la parodie de manifestation dans laquelle tu t’es humilié hier, nous te convoquons à un entretien dans les meilleurs délais. Nous te laissons communiquer un horaire à Ludwig afin que nous puissions nous organiser. Nous sommes très déçus de ton manque de confiance à notre égard et nous te le signifierons en ta présence. Nous écouterons tes explications et prendrons les sanctions en conséquence.

Le courrier, typique de ce qu’ils font, est signé : Les membres du Conseil. Un vrai chef d'œuvre, cette lettre qui reprend toutes leurs règles : l’utilisation du tutoiement, afin d’établir une proximité, même si elle est fictive, les menaces à peine voilées, ma soi-disant liberté vu que je peux choisir l’heure de ma sanction… C’est clair, j’ai franchi des limites que je n’aurais pas dû approcher.

— Dis au Conseil que je serai là à midi pile. Et qu’ils n’oublient pas le déjeuner.

Ludwig me regarde avec de grands yeux, étonné de ma bravache car il ne doit pas avoir l’habitude d’une telle attitude quand il remet un de ses courriers, mais je me dis que recyclé pour recyclé, autant le faire avec la manière.

— Entendu, je préviens le Conseil, mais n’espère pas trop t’en sortir avec un déjeuner non plus.

Aucun humour, mais bon, ce n’est pas étonnant. Je le laisse partir avant d’enfourcher mon vélo et de me rendre au cabinet de Jade. Si on me dit quelque chose, je dirai que je suis stressé et anxieux et que je suis passé la voir pour obtenir des calmants. En réalité, je veux lui dire au revoir et ne pas partir au recyclage sans avoir pu la serrer une dernière fois dans les bras. Quand j’arrive, j’entre dans la salle de consultations et annonce à la cantonade :

Mesdames, je vous prie de bien vouloir m’excuser,

Mais j’ai des palpitations au coeur

Il me faut voir la Doc en priorité

Sinon, il va arriver un malheur

Merci donc de me laisser la place

Avant d’être recyclé et que de votre mémoire on m’efface.

Je sais que j’en fais un peu trop mais au moins, je leur décroche un sourire et lorsque Jade fait sortir sa patiente, personne ne proteste quand j’entre alors qu’elle hausse les sourcils, surprise, et referme la porte derrière moi. Immédiatement, je la serre dans mes bras, je l’enlace et attrape ses lèvres pour partager un baiser dont j’étais depuis trop longtemps frustré. Elle y répond avec toute la passion dont elle est coutumière mais me repousse rapidement et me scrute, essayant visiblement de percer le mystère de ma venue dans son cabinet à cette heure-ci.

— Je pense que je n’aurais pas oublié si j’avais inscrit ton nom sur mon planning. Qu’est-ce qui se passe ? Un souci ?

— Je suis convoqué au Conseil dans moins d’une heure et je voulais te voir avant d’y aller. C’est suite à mes exploits d’hier… Je suis désolé, Jade, j’aurais dû t’en parler avant de me lancer dans cette folie. Je m’en veux d’avoir agi sans réfléchir et surtout sans t’avoir consultée…

— Tu… Le Conseil ? Mais… tu n’as rien fait de mal ! Bon sang, si on ne peut même plus exprimer une opinion !

— Ils me reprochent mon manque de confiance à leur égard. Mais en même temps, comment pourrait-il en être autrement ? En tout cas, merci pour ton soutien. Si tu n’avais pas applaudi, je crois que je n’aurais pas eu la force de terminer ma marche. Je n’en reviens pas que j’étais le seul à oser faire cette manif…

— Tu n’aurais jamais dû faire ça, Malcolm, c’était… complètement dingue, rit-elle. Je suis admirative.

— Tu admires la folie, toi ? dis-je sans pouvoir m’empêcher de sourire face à son commentaire appréciateur. Tu dois vraiment être aussi folle que moi.

— Ou juste folle de toi, qui sait ? Tu es fou, c’est sûr. Mais… tu mérites une bonne punition, à mon avis. Ils ne vont pas te rater, grimace-t-elle en se lovant contre moi.

— Je sais… Je regrette parce que je t’aime et que je n’ai pas envie d’être séparé de toi, mais il faut que j’assume maintenant. Je vais devoir y aller, mais je ne pouvais pas me rendre au Conseil sans t’avoir revue une dernière fois.

— Ne dis pas de bêtises, ils ne vont pas aller jusque là… Tu n’auras qu’à leur dire que je compte brûler cette île s’ils te recyclent, me rétorque-t-elle d’un air léger, bien loin de son regard inquiet.

— Oui, c’est moi qui brûle d’amour pour toi. Ne l’oublie pas, surtout.

— Ne me laisse pas sans nouvelles, d’accord ? Tu viens me voir en revenant de là-bas, sinon ça va barder pour ton joli petit derrière. Clair ?

— Oui, mon amour. Je viendrais pour mon traitement fait de bisous et de caresses. Je ne peux pas m’en passer, tu le sais bien. A tout à l’heure, Chérie. Je t’aime.

— Je t’aime, murmure Jade à mon oreille avant de déposer un baiser au coin de mes lèvres.

Nous nous embrassons à nouveau, avec une ferveur qui me laisse tout tremblant et avec la terrible sensation que c’était peut-être la dernière fois. Je sors de son cabinet un peu plus calme et serein que je n’y suis entré mais aussi vraiment désespéré à l’idée que cet “au revoir” était peut-être un adieu.

Lorsque je pénètre dans le bâtiment commun, je suis accueilli par un jeune homme très discret que personne n’aime vraiment sur l’île car il est le seul à avoir accès à la salle du Conseil et à connaître les représentants. Nous, nous connaissons quelques noms, nous avons quelques contacts, mais lui, dont je n’arrive même pas à me souvenir du prénom tellement on le côtoie peu, est leur lien direct avec la population. Il me fait signe sans un mot d’entrer dans une petite pièce et me fait asseoir sur un tabouret pas vraiment confortable. J’ai devant moi une vitre sans tain et il allume une grande lampe qui vient directement m’éblouir avant que mes yeux ne s’habituent à la luminosité. C’est impressionnant de se retrouver là, dans cette atmosphère, et j’avoue que je ne suis pas rassuré devant la tournure que prennent les événements.

— Malcolm, te voilà devant le Conseil, dit une voix un peu mécanique, que j’imagine transformée par la technique moderne. Nous sommes tous ici pour entendre tes explications sur ce que tu as fait hier. Nous sommes déçus car nous pensions que tu étais un bon élément, mais hier, tu as gâché tous les espoirs que nous mettions en toi, alors que tu allais sûrement avoir une promotion. Parle et nous t’écoutons.

Oh la vache, ça commence fort. Ils ne sont pas là pour rigoler, c’est clair, et je sens les battements de mon cœur s’accélérer. Je sais que ce n’est que le résultat de leur mise en scène, mais j’ai du mal à calmer mes palpitations.

— Je n’ai rien fait qui contrevient aux lois de protection de la Nature. Je n’ai rien à me reprocher et si j’ai pris la défense d’Oliver, c’est que je pense que lui non plus n’a rien fait de mal. Je comprends le souhait du Conseil de limiter les interactions entre les hommes et les femmes, mais il n’y a rien contre Nature à écrire ni à s’aimer entre personnes de sexes opposés.

— Oh, il recommence une manifestation, dit une autre voix. Regardez-le, tout seul, sur son petit tabouret. Aussi ridicule qu’hier ! C’est franchement décevant de se dire que notre bibliothèque est tenue par quelqu’un d’aussi peu futé que lui.

— Je suis peut-être ridicule mais je ne me cache pas derrière une vitre sans tain, moi, ne puis-je m’empêcher de lancer, énervé par ce ton dédaigneux et irrespectueux.

— Voilà que tu recommences à douter du Conseil et de la sagesse de nos décisions ! tonne la première personne qui s’était adressée à moi. Ne crois-tu pas que nous n’avons en tête que le bien-être de l’île, de ses habitants, dans le respect le plus profond de la Nature et de l’équilibre naturel des choses ? Mets-tu en doute le dévouement dont nous faisons preuve au quotidien pour que tout se passe bien sur l’île ? N’as-tu pas juré, comme tous les autres, dès l’obtention de ta majorité de toujours nous servir et de toujours t’inscrire dans les principes que nous avons instaurés afin d’assurer la survie de notre espèce ? Comment peux-tu te rebeller ainsi ?

— Je t’ai dit qu’il était con, s’écrie une autre personne. Le gars, il a cru qu’en manifestant tout seul comme un imbécile, il allait changer les choses.

— Tais-toi, laisse-le parler, je suis curieux de voir ce qu’il va nous dire, le poète perdu dans ses idéaux.

Je me demande s’ils se rendent compte que j’entends tous leurs échanges. S’ils ne le savent pas, c’est eux qui ne sont pas très malins. Et s’ils le savent, c’est que soit ils ont conscience que je ne vais pas sortir de cette pièce, soit qu’ils s’en moquent tellement ils sont sûrs de leur puissance.

— Je ne me rebelle pas contre le Conseil. Je veux juste mettre en lumière que si Oliver écrit des livres, c’est qu’ils sont lus et qu’ils parlent à une partie de la population. Les relations hétérosexuelles sont la norme dans la nature et quoi que vous puissiez dire, cela sera toujours le cas. Je ne remets pas en cause le système qui est instauré, je dis juste que sur cette affaire particulière, vous vous trompez et que le procès public ne fera que le démontrer, sauf s’il est pipé d’avance. Dans toute ma vie, j’ai toujours respecté le droit de la Nature. J’apprécie notre île, c’est un vrai petit paradis écologique, mais je m’oppose et je m’opposerai encore à l’arrestation injuste d’un homme qui n’a fait qu’exprimer cette nature. De manière différente, certes, mais n’est-ce pas dans la diversité que l’on trouve la richesse ? N’est-ce pas dans la différence qu’on trouve la complémentarité ?

— Putain, même quand il ne dit pas de vers, il parle bien, pouffe une voix féminine.

Bien que conscient que le Conseil est mixte, je suis surpris que le jugement d’un homme soit confié à une assemblée qui l’est également.

— Bien, trêve de plaisanterie. Tu te trompes, Malcolm. Je crois que tu es pris d’une folie qui pourrait être drôle si elle n’était pas aussi dangereuse. C’est clair que tu n’es pas aussi intelligent que nous le pensions, mais nous avons décidé, vu les circonstances, d’être magnanimes. Tu ne seras pas recyclé. Nous te condamnons à trente jours de travail dans l’usine de tri des déchets. Tu y interviendras aux côtés des machines afin de contrôler leur travail. Et tu feras ça chaque jour où tu ne travailles pas à la bibliothèque, sauf un dimanche par mois où tu pourras te reposer et vaquer à tes occupations. Tu commences dans dix jours, le premier du mois. Tu peux nous laisser.

La lumière s’éteint brusquement et la vitre s’opacifie. Je n’ai pas le temps de réaliser ce qu’il se passe que le mec sans nom vient me retrouver et me fait sortir de la Maison Commune. Je n’en reviens pas de l’allure à laquelle mon audience s’est déroulée. Tout était déjà joué d’avance et mon sort était réglé avant même que je ne parle. Ils m’ont condamné à la tâche la plus ingrate qui soit sur l’île, et ça pendant trente jours. A deux jours par semaine, cela va me bloquer pendant les trois prochains mois. Je n’ai eu aucune chance de m’expliquer, tout était déjà décidé. Alors que je me dirige vers le cabinet de Jade pour lui raconter ce qu’il vient de m’arriver, je sens une nouvelle rage monter en moi. Doucement mais sûrement. Un Conseil inique qui prend des décisions arbitraires, il faut l’empêcher de continuer à se déconnecter de plus en plus du peuple. Et puis leurs moqueries, leurs railleries, comme celles des gardes d’hier, ne font que renforcer mon envie de leur faire bouffer leur vitre sans tain. S’ils pensaient me faire taire ou me calmer avec cette parodie de procès, ils se trompent royalement. Je vais sûrement y aller de manière plus intelligente, mais les choses ne s’arrêteront pas là. Ils vont voir si je suis con. Le poète n’a pas dit son dernier mot.

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