11. Confidences interdites

9 minutes de lecture

Jade

Le vent souffle fort quand nous sortons, et je me dépêche de fermer le cabinet et de baisser le volet avant de glisser mon bras sous celui de Malcolm pour traverser la rue. Les bourrasques sont violentes, j’ai l’impression que nous pourrions nous envoler à chaque instant ou presque. Sans compter qu’il pleut des cordes. De bonnes grosses gouttes froides qui s’écrasent sur mon visage et mes jambes nues. Quelle idée de mettre un short. D’un autre côté, elle n’était censée arriver que dans l’après-midi et nous a tous plus ou moins pris par surprise. J’espère que tout le monde a eu le temps de se mettre à l’abri et qu’il n’y aura pas de blessés. Machinalement, je vérifie que mon téléphone est bien dans la poche de mon short, et, déconcentrée, je suis déséquilibrée par une rafale qui m’oblige à m’accrocher davantage à mon partenaire de tempête.

J’ai beau essayer de ne pas penser au petit jeu auquel nous jouons, difficile de faire autrement lorsqu’il ferme à clé la porte du bâtiment et enclenche la fermeture des volets des nombreuses fenêtres à l’avant. C’est beau, toutes ces vitres qui permettent d’avoir une vue dégagée sur les milliers de livres, mais en cas de tempête, en revanche, ce n’est pas l’idéal. Si une vitre casse, beaucoup de ces ouvrages seront foutus… A la limite, nous pourrons les faire sécher et nous en servir pour allumer les cheminées dès cet automne, mais ce serait un sacré gâchis.

— Attends-moi là, me sort de mes pensées Malcolm en se dirigeant derrière son comptoir.

Je l’observe ouvrir la porte et s’engouffrer dans son bureau, et je ne peux m’empêcher d’essayer d’en voir l’intérieur pendant qu’il fouille dans un tiroir. La décoration me semble relativement épurée, mais c’est un peu l’adage de l’île, après tout. Le strict minimum, pas de fioritures outre mesure, pas de surconsommation.

Lorsqu’il revient en brandissant fièrement une tablette de chocolat, j’ai la fugace envie de lui sauter au cou, mais je me retiens, faisant preuve de sérieux, et lui souris avant qu’il ne m’entraîne jusqu’aux escaliers qui descendent au sous-sol. Je tente de calmer ma respiration qui s’affole en pensant au fait que je vais me retrouver sous terre et le suis jusqu’au bas des marches, où il ouvre une vieille porte en bois sur une petite pièce sombre qui m’oppresse avant même que je ne sois dedans. Hauteur d’homme… C’est pas assez sans fenêtre.

— Génial, c’est un cauchemar, marmonné-je en allant m’asseoir au sol, contre une grosse caisse en bois.

C’est poussiéreux, c’est encombré, c’est sombre et la lumière n’est pas très vive. Si je ne fais pas de crise d’angoisse, ce sera un miracle, je crois. Et Malcolm, lui, s’installe en face de moi, sur une caisse, comme si c’était tout à fait normal… Peut-être que si j’arrive à me concentrer sur son visage bien proportionné, son nez légèrement bosselé, ses longs cils que bien des nanas pourraient lui envier, ses lèvres… Wow, on se calme, Jade. Maintenant.

— Bon, eh bien, il ne te reste plus qu’à me donner tout ton chocolat, ou à trouver des sujets de conversation jusqu’à ce qu’on puisse sortir, sinon je vais suffoquer, moi, là-dedans… Ça va, ton poignet ?

— Ça me lance un peu mais avec l'attelle et les médicaments, c'est supportable. Tiens, voilà le chocolat, je ne voudrais pas que tu fasses une crise d'angoisse.

— Vraiment ? Tu te sépares aussi facilement de cette merveille ? ris-je en en cassant un morceau. Faut pas me laisser ça sous le nez, je suis gourmande, moi. Je pourrais passer ma vie à manger du fromage et du chocolat si le Conseil n’était pas aussi…. bien intentionné ?

Je ne peux m’empêcher de grimacer à ces derniers mots. Quelle vilaine citoyenne je fais, à critiquer ceux qui nous permettent de vivre sur l’île en paix et dans un environnement sain et serein…

— C'est vrai qu'ils oublient parfois la notion de plaisir, au Conseil ! Et, vu tes jolies courbes, je pense que tu peux te permettre des petits écarts sur le plan alimentaire ! continue-t-il en me détaillant des pieds à la tête.

— Le Conseil ne serait pas d’accord avec toi. Lors de ma dernière visite médicale, on m’a conseillé de faire attention. Bref, on s’en fout un peu, bien que, à la réflexion, leur façon de vouloir tout gérer me dérange.

— C'est vrai qu'on a l'impression que le système en entier prend des risques quand on ne respecte pas une de leurs règles… Et puis, cette séparation stricte entre hommes et femmes, quel est vraiment le sens écologique ? Tu vois, on est ici ensemble et ce n'est pas si désagréable que ça.

— Qui sait, il y a une tempête dehors, quand même, ris-je. Franchement, je veux bien côtoyer un peu plus les hommes, mais pas tous. Certains sont vraiment… hautains et dédaigneux.

— C'est vrai mais je reste convaincu que c'est étrange de prôner le respect des règles naturelles partout sauf en matière de sexe. J'ai lu qu'ils ont même essayé d'appliquer cela aux animaux mais qu'ils ont vite abandonné en voyant que ça les rendait fous.

— Ah oui ? Je suis sûre que cette règle est née d’un type ou d’une nana frustrée. Y a pas d’autre raison qui pourrait expliquer qu'on prive les hommes et les femmes de ces plaisirs-là.

— Ah oui ? Tu as déjà expérimenté ça, toi ? me demande-t-il, visiblement surpris.

— Moi ? Non, mes mères me tueraient si elles savaient que j’ai fauté, pouffé-je en enlevant ma veste. Non, disons que… j’ai des lectures pas très autorisées ou fortement déconseillées, je te rappelle.

— C'est vrai, j'avais oublié que tu étais adepte de nos petits trésors de la bibliothèque. Il n'y a pas de mal à fantasmer en tout cas. Vu comment c'est décrit, ça a l'air d'être aussi plaisant que ce qu'on pratique avec quelqu'un du même genre.

— Oui, y a pas de raison pour que ça ne le soit pas, j’imagine. Je… Tu as déjà entendu parler des histoires interdites qui tournent sur l’île ?

— Oh. Toi aussi, tu connais ces petits textes ? Ils sont… vraiment excitants, je trouve. Si ça t'intéresse, j'ai quelques exemplaires cachés dans mon bureau, avoue-t-il en rougissant. Mon autre péché mignon avec le chocolat…

— Je vois qu’on serait tous les deux recyclés si le Conseil connaissait nos habitudes ! Et dans ces caisses, qu’est-ce qu’il y a au juste ? lui demandé-je en me levant pour me dégourdir les jambes. De l’interdit aussi ? Parce que, personnellement, je trouve ça d’emblée deux fois plus intéressant quand c’est estampillé “déconseillé par le Conseil”.

Je constate avec un petit plaisir coupable qu'il réajuste son pantalon alors que ses yeux se posent sur mes fesses et je me tourne un peu pour approcher dangereusement de son visage dans cet espace exigu.

— Ici, rien d'interdit, ce sont juste des ouvrages un peu désuets ou en effet pas recommandés. Tout ce qui est interdit est dans la pièce à côté mais elle n'est accessible que sur autorisation du Conseil. J'y vais très peu mais j'avoue qu'il y a des écrits particulièrement intéressants.

— Pas drôle, soupiré-je en m’asseyant à côté de lui. Montre-moi ton doigt, au fait. Médecin bidon, j’avais totalement zappé… La glace a fait du bien ?

— Oui, ça va, je n'y pensais même plus, bredouille-t-il alors qu'il plonge son regard dans le mien.

— Bien… Il faut croire que notre conversation est suffisamment intéressante pour te faire oublier la douleur et me permettre de passer outre cet espace confiné, souris-je en attrapant sa main dans la mienne. Je ne devrais pas avoir besoin de couper le doigt, ça va.

— J’avoue que tu as un vrai don pour me faire oublier tout le reste. Et tu fais bien, j’allais me lancer dans l’explication de ce livre que j’ai retiré de la réserve interdite, mais je crois que tu as des sujets beaucoup plus intéressants à aborder !

— Je suis toute ouïe. Il parlait de quoi, ce bouquin ? lui demandé-je en récupérant le désinfectant dans ma sacoche pour nettoyer la petite plaie sur son doigt.

— Ça t'intéresse vraiment ? Enfin, ce sont des choses qui pourraient te mener directement au recyclage final, si on savait que tu étais au courant…

— Je suis en train de te toucher, je pourrais finir au recyclage s’il y a une caméra. Je ne suis plus à ça près. C’est à propos de l’île ?

— Oui, c’est sûr, mais c’est du lourd. J’ai pris un livre au hasard mais je crois que je suis tombé sur un vrai secret du Conseil… J’ai juste commencé mais c’est super intéressant. L’histoire d’un ingénieur qui était là à l’époque de la fondation de l’île. Il y aurait un secret dans les tréfonds de notre île. Excitant, non ?

— Dans les tréfonds de l’île ? Mais… tu veux dire qu’il y aurait un endroit caché ? C’est dingue. Tu as une idée d’où ça pourrait se trouver ?

— Pour l’instant, non, mais dans le livre, l’Ingénieur s’enfonce sous terre. J’ai vraiment envie de lire la suite pour voir s’il y aura d’autres indices. Tu imagines si je découvre un trésor ? Ou un secret caché depuis des années ?

— Un trésor ? ris-je. Qu’est-ce que tu voudrais faire d’un trésor, au juste ? On a tout ce qu’il nous faut, ici. Moi je préférerais largement un bon secret !

— Après, vu que le livre a été interdit, il faut que je fasse attention… Tu ne vas pas me dénoncer, hein ? demande-t-il soudain inquiet.

— Carrément pas. Enfin, tu as ordre de me tenir informée de ce que tu découvriras, sinon, je te balance. Ça te va ?

— Deal ! Je suis fou de t’avoir raconté ça.

— Tu es surtout fou d’avoir volé ce livre. C’est pire que les petites romances coquines illégales, ça, pouffé-je. Puisque tu es un curieux, dis-moi si tu sais qui se cache derrière ces histoires hétéros, tiens.

— Je… j’ai une petite idée, mais je n’ai pas de nom. Je crois qu’il s’agit d’un couple homme-femme et ils écrivent leurs récits à quatre mains. Tu imagines le scandale si c’est vrai et s’ils se font prendre ?

— Tu crois vraiment ? Je… Bon sang, je crois que je vais faire encore plus attention à tous ceux que je croise. Comment ils peuvent réussir à passer du temps ensemble et même à écrire à deux, avec toutes ces règles ? C’est fou !

— Si les rumeurs disent vrai, ils habitent dans les montagnes, pas loin de la ligne de démarcation et il y aurait une sorte de souterrain ou de tunnel entre leurs deux maisons. Tu imagines ? Je trouve ça super romantique, même si c’est dangereux.

Un grand coup de vent fait trembler toutes les fenêtres et le bâtiment. J’ai l’impression qu’il doit y avoir des fuites car plusieurs portes claquent au-dessus de nous.

— Dangereux, c’est clair. Mais j’avoue que ce côté interdit… c’est aussi un peu excitant. Beaucoup plus que cette foutue tempête, grimacé-je en me réinstallant par terre. Vous auriez pu mettre un canapé, au moins. Et des toilettes. Sans parler d’une machine à café et d’un stock plus conséquent de chocolat. Pourquoi c’est lugubre, ici, déjà ?

Je sais que j’en fais des caisses, mais j’ai un peu hâte que tout ça soit terminé, quand même. Juste un peu, parce que finalement, si on omet la tempête et l’inconfort, c’est un moment plutôt agréable que nous passons là. Je n’avais jamais passé autant de temps et discuté comme ça avec un homme. Je ne discute autant qu’avec peu de personnes, en vérité. C’est toujours la course, dans mon travail, et quand je vois Jasmine ou Mathilde, nous sommes occupées à autre chose qu’à parler… Il n’y a qu’avec Liz, en fait, ou avec mes mères, que j’échange de la sorte. Pour autant, j’avoue que je suis aussi bien curieuse de savoir ce que cela ferait d’être trop occupée à autre chose pour discuter avec un homme, et particulièrement avec lui. C’est dangereux, mais excitant. Je confirme.

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