51. La fermière aurait dû la fermer

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Jade


Je connais Mathilde depuis ma plus tendre enfance. Gamine, je venais ici ramasser les fraises, les tomates, éplucher les haricots avec mes mères. Elle, elle déambulait entre les champs, cherchait à ce que les poules fuguent et retrouvent leur liberté, à ce que les machines ne maltraitent pas les mamelles des pauvres vaches de ses mères. Elle rêvait de voir tous les animaux libres, elle rêvait elle-même de cette liberté. Malheureusement pour elle, la ferme, c’est de mère en fille, elle n’a pas eu d’autre choix que de reprendre l’affaire, si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi. Pour elle comme pour moi, il y a des jours où les obligations sont trop lourdes à porter, et d’autres comme aujourd’hui où l’on oublie tout pour simplement profiter.

Je me retourne sur le ventre pour faire bronzer le côté pile et souris à mes amies. Bien entendu, je me retrouve à tenir la chandelle, et j’avoue qu’après plusieurs jours sans approcher de Malcolm, ma solitude me pèse, surtout en les voyant se tartiner de crème solaire et se chercher, se bécoter. Moi aussi j’aimerais pouvoir me poser sur l’herbe, à la maison, m’étaler de tout mon long sur une couverture et faire grimper la température avec Malcolm alors que le soleil échauffe nos peaux. Mais non, nous n’avons droit qu’à nos retrouvailles une fois la nuit tombée, dans la fraîcheur d’un moulin abandonné. Romantique à souhait, certes, mais là, tout de suite, un peu déprimant.

Quand je pense que j’ai couché avec ces deux femmes…

Ça devrait m’exciter, non, de les voir se tripoter comme ça ? Ou me rendre un minimum jalouse ? Pourquoi est-ce que depuis que Malcolm est vraiment entré dans ma vie, depuis que lui et moi nous cachons, ces femmes que j’ai trouvées si belles et désirables ne me font plus autant d’effet ? Mon poète parlerait sans doute d’amour, d’âme sœur, d’évidence ou de je ne sais quoi, et si j’y pense, c’est qu’il a insufflé en moi cet élan romantique que je ne me connaissais pas…

— Bon, je vais aller chercher une bouteille dans ta cave, Mathilde, grimacé-je en les voyant se nettoyer les amygdales sans aucune gêne. C’est l’heure de l’apéro, non ? Dites-le si je gêne, je vous laisse et je vais préparer le repas ?

— Ah oui, bonne idée ! Cela nous laissera un peu de temps si tu te mets à la cuisine. Tu serais trop chou de faire ça !

Super, les copines… Je retiens un soupir et m’éloigne en direction de la maison, un peu trop agacée pour ne pas finir par bouder toute la soirée ou refroidir l’atmosphère. En vérité, je suis surtout jalouse et je le sais. Parce que moi aussi, je voudrais pouvoir m’afficher avec la personne que j’aime, le bécoter quand j’en ai envie sans avoir à risquer de passer l’arme à gauche. Et Malcolm me manque terriblement. Je ne rêve que de m’endormir dans ses bras chaque soir, que de voir son sourire encore endormi tous les matins, que de sentir ses bras m’enserrer chaque nuit… Ouais, je deviens une foutue romantique dépendante de l’homme que j’aime. Il m’a totalement retourné le cerveau, il faut croire.

J’abandonne l’idée du vin pour me mettre à préparer le dîner. Il faut vraiment que j’arrête de vouloir endormir mes émotions, j’ai l’impression que c’est de pire en pire et qu’au final, ça n’arrange pas les choses. La fatigue m’a toujours rendue fébrile, mais je ne défatigue pas, en ce moment, et je m’épuise à gérer mes émotions. C’est un sacré cercle vicieux qui me fait penser qu’il serait nécessaire que je fasse quelques séances avec Véronique, la psychologue. Ou que je passe une semaine de vacances seule à la cabane d’Oliver et Zoé. Loin de tout, des malades, des gens insouciants, des gardes aux œillères, de la pression de mes mères, des amoureuses transies, de Malcolm. J’aurais vraiment besoin de me poser, de me ressourcer, de regarder derrière moi pour comprendre comment j’ai pu en arriver là, à cet épuisement physique et psychique qui ne me dit rien de bon.

Je sers la table et jette un œil au loin, levant les yeux au ciel en voyant Mathilde enfiler son tee-shirt. Dire qu’elles viennent de se faire plaisir et que ma libido à moi me joue des tours quotidiennement. La vie est vraiment injuste.

— À table ! Et pitié, lavez-vous les mains avant de toucher au pain ! crié-je pour les rameuter alors qu’elles éclatent de rire.

De vraies ados qui filent s’exécuter en gloussant, et j’ai l’impression d’être une vieille mégère insensible sous leur regard moqueur. Oui, la frustration me rend conne, j’en conviens. C’est moche, mais c’est comme ça.

— La récolte de fraises est moyenne cette année, non ? demandé-je à Mathilde alors qu’elle s’installe. Je suis bien contente d’en avoir planté plusieurs pieds, on risque d’être restreintes, j’ai l’impression.

— Ah, c’est vrai que ça ne donne pas beaucoup si on ne les aide pas un peu. Mais bon, là-dessus, je ne suis pas à plaindre.

— Tu n’es pas à plaindre ? C’est-à-dire ? Eh, Liz, mollo, je sais que le sexe donne faim, mais on est trois à table, quand même, ris-je en lui piquant le plat des mains.

— Tu devrais venir voir ma récolte. On ne va manquer de rien, cette année, et moi, je vais avoir les moyens d’investir dans de nouveaux plants.

— Comment tu fais pour avoir une bonne récolte ? J’ai beau bichonner mes plans, je n’ai pas tant de succès, grimacé-je.

— On va dire que j’ai beaucoup la main verte et que le Conseil m’aide bien pour me donner les moyens de nous rendre presque autosuffisants.

Je fronce les sourcils et l’observe en tentant de comprendre ce qu’elle raconte. Presque autosuffisants ? Je croyais que nous l’étions sur les fruits et légumes ?

— Et c’est quoi, ces moyens, au juste ?

— Eh bien, là, ils m’ont fourni des engrais verts qui permettent de multiplier presque par deux le rendement. Et ils m’ont aussi donné la dernière version des anti-limaces. Il parait que sur le continent, ça fait un malheur tout ça ! Heureusement qu’on a ces livraisons, sinon, le métier de fermier serait encore plus difficile.

— Des livraisons du continent ? glapit Liz en nous regardant à tour de rôle. Je croyais que… enfin…

Liz rougit, mal à l’aise, et j’imagine carrément tiraillée entre ce qu’elle vit ici et son envie de retourner chez elle. Tu m’étonnes. Une partie de moi aurait bien envie qu’elle nous embarque, Malcolm et moi, dans sa valise si elle arrivait à retrouver sa vie d’avant.

— Euh oui, répond Mathilde, gênée. Il y en a assez régulièrement, c’est ce qui nous aide à tenir quand les aléas climatiques ne sont pas de notre côté.

J’ouvre de grands yeux en découvrant l’information et lève les mains en voyant Liz me fusiller du regard. Je ne savais pas qu’il pouvait y en avoir davantage, je n’étais pas au courant. Je pensais que le Conseil gardait un stock de médicaments conséquent et me faisait livrer ce que je demandais quand c’était nécessaire. Je comprends mieux pourquoi je dois tenir à jour le stock sur leur réseau et prévenir bien en avance, et pourquoi je ne reçois que quinze jours plus tard minimum ce que j’ai demandé.

— Et il est possible de prendre l’un de ces bateaux ? murmure Liz, visiblement perdue.

— Euh… hésite son amoureuse. Techniquement, ça doit être possible mais je crois que le Conseil ne l’autoriserait jamais. Enfin, je ne sais pas, je n’ai jamais réfléchi à ces bâteaux qui venaient nous livrer. D’ailleurs, je crois que je n’aurais jamais dû en parler. S’ils arrivent de l’autre côté de l’île, c’est que le Conseil doit vouloir rester discret… Oh mais, je comprends… Tu veux me quitter, Liz ?

L’intéressée reste silencieuse un moment, perdue dans ses pensées, et je me sens clairement de trop dans cette conversation. Mathilde reste patiente, c’est Mathilde, une crème, un ange de douceur et de compréhension, même si son regard semble teinté d’une pointe d’appréhension et de tristesse.

— Non, non, je… balbutie Liz. J’aime vivre ici, tu le sais, mais… parfois, ma vie d’avant me manque. Les libertés ne sont pas les mêmes…

— Oui, c’est vrai, mais on est heureuses à deux, non ? Je t’aime, moi et si tu venais à partir, je… je crois que je voudrais partir avec toi.

Je détourne le regard en voyant Liz se rapprocher de la jolie fermière, clairement attendrie par ses mots. Je vais peut-être aller chercher une bouteille, finalement. Ma propre jalousie m’énerve, c’est fou de ne pas réussir à être tout simplement heureuse pour elles. Mais tout me ramène à ma propre situation, et je suis bien loin d’être sereine. Un peu comme Mathilde qui vient de paniquer à l’idée que sa belle se fasse la malle, sauf que moi je vis ça au quotidien ou presque. La peur d’être attrapés et punis a rapidement pris la place de l’excitation de l’interdit et de la découverte.

— Je crois que je vais vous laisser et rentrer, lancé-je en me levant. Il est déjà tard…

— Tu ne veux pas rester avec nous et profiter de nos corps de déesses, Chérie ? me demande Mathilde en me faisant une œillade bien prononcée.

— Ça va aller, ris-je, je ne voudrais pas risquer de vous détourner de ce joli duo. Vous savez de quoi je suis capable en position horizontale, toutes les deux.

Je ponctue mon trait d’humour du même genre de regard que Mathilde et ris en voyant Liz rougir. Je suis sûre que partager une nuit avec elles me ferait un bien fou, mais je n’ai clairement pas la tête à ça, et pas l’envie non plus. Non, les seuls bras dont je rêve me sont inaccessibles en ce moment, malheureusement.

— On se voit demain au cabinet, Liz ?

— Oui, sauf si un bateau m’emporte au loin, sourit-elle. Ou sauf si une jolie femme m’empêche de sortir du lit !

— N’oublie pas que tu dois faire tes heures, maintenant que le Conseil a validé ton travail, quand même, souris-je. La patronne est un peu bougonne et n’aime pas le retard, je te rappelle !

— La patronne m’adore et si elle râle, je lui ferai un petit cunni et je serai pardonnée ! A demain, Patronne !

Je lève les yeux au ciel et les gratifie d’une bise avant de récupérer mon sac et d’enfourcher mon vélo pour rentrer à la maison. J’ai une folle envie de faire un détour par le quartier des hommes pour inviter Malcolm à passer la nuit chez moi, au calme, loin des yeux curieux et des possibles rapporteurs, mais ce ne serait pas très sérieux et surtout en totale contradiction avec ce que nous avons décidé lors de notre dernière nuit au moulin. Nous devons rester vigilants jusqu’à ce que les tensions s’apaisent et que le Conseil baisse la garde, c’est essentiel pour nous assurer la paix.

Arrivée au croisement qui mène dans mon coin, mon regard se porte pourtant vers un petit chemin en terre peu fréquenté. Je sais qu’il donne sur l’autre côté de l’île et les mots de Mathilde me reviennent en mémoire. Donc, ces bateaux plus fréquents arriveraient d’ici, ou de ce coin-là, en tout cas. J’hésite un peu à m’y rendre, vu l’heure, et parce que l’accès n’est pas simple partout, sans doute volontairement d’ailleurs, afin d’éviter que nous ne nous rendions là où il y a encore des secrets. Si je ne prends pas ce chemin, je me promets d’y revenir bientôt pour voir un peu de quoi il retourne. J’ai bien l’impression que l’île et son Conseil autoritariste n’ont pas fini de nous surprendre.

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