46. L’adieu aux amoureux

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Malcolm

Je sors à peine de la douche lorsque j’entends frapper à ma porte. Comme à chaque fois qu’on vient déranger ma tranquillité, je me demande si c’est le moment fatidique où le Conseil a décidé de me recycler mais j’ai la bonne surprise de voir Jade débarquer dans mon appartement. Je n’en reviens pas qu’elle ait pris le risque de venir jusque chez moi. A peine ai-je refermé la porte qu’elle vient se lover dans mes bras contre mon torse nu. Cela fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas vus comme ça, en toute intimité, que j’hésite à lui faire l’amour, là, tout de suite contre la porte d’entrée, mais je sens dans son attitude qu’elle n’est pas dans le même état d’esprit que moi. Elle a juste besoin d’être câlinée, ce que je fais avec beaucoup de tendresse et d’attention.

— Que se passe-t-il, ma Chérie ?

— Tu es au courant pour Oliver ? me demande-t-elle sans bouger.

— Oui, soupiré-je. J’ai vu l’annonce dans la revue. C’est terrible de partir comme ça. Après un procès aussi public, juste trois lignes sur son recyclage. On efface tout et on passe à autre chose. C’est ça qui te met dans cet état ?

— Non… enfin, oui, mais non, pas seulement. Je… Zoé est cachée chez moi depuis quelques jours, Malcolm.

— Non ! Tu sais ce que tu risques en faisant ça ? Tu n’es pas en train d’essayer de me dire adieu parce que tu t’es fait prendre et que tu vas être recyclée ?

— Je ne risque pas plus à l’héberger qu’à venir te voir ici, soupire-t-elle. Je ne vais pas me faire prendre, puisqu’elle a décidé de se rendre…

— Se rendre ? Mais pourquoi ? Elle est folle ?

— Parce qu’elle est malheureuse ? Qu’elle n’a pas les idées claires ? Parce qu’elle ne veut pas vivre sans Oliver ?

Tu m’étonnes qu’elle soit malheureuse. L’amour de sa vie a été recyclé et la voilà seule pour affronter l’avenir. A sa place, je crois que si j’avais perdu Jade, moi aussi j’aurais été désespéré, mais je pense que je n’irais pas me rendre. Quoique… Qui sait ce que l’on peut être amené à faire quand on perd tout espoir ?

— Je suppose que tu as essayé de la raisonner mais que ça n’a servi à rien ? J’espère que ça ne va pas t’attirer des ennuis, Chérie.

— Cette tête de mule ne veut rien entendre, bougonne Jade. Je… j’avoue que ça me fout la trouille. Je n’ai pas envie qu’on finisse comme ça, tous les deux.

— Ils ne vont pas se passer de la seule Doc qui reste sur l’île. Mais c’est vrai que ça me fait peur, aussi. Je ne sais pas ce que je ferais si tu venais à disparaître. Je pense que j’organiserais une belle cérémonie de recyclage avant de partir en faisant un coup d’éclat.

— Je ne veux pas qu’on vive ça, Malcolm, ça me fait tellement peur, murmure-t-elle contre mon cou. Mais je n’arrive pas à faire autrement que de revenir près de toi aussi souvent que possible.

— Et c’est tant mieux. Je ne peux pas vivre loin de toi… Tu crois qu’on pourrait trouver un moyen de quitter l’île tous les deux ?

— Tu voudrais vraiment partir ? me demande-t-elle en relevant ses beaux yeux pour les plonger dans les miens.

— Je suis prêt à tout envisager pour vivre mon amour avec toi. Je suis prêt à toutes les folies pour que nous puissions être heureux, ensemble. Alors s’il fallait partir, je serais prêt à creuser cette piste, oui.

— On va déjà essayer de ne pas se faire prendre… et réfléchir posément à tout ça. S’il y a moyen de rester ici sans pour autant sacrifier ce qu’il y a entre nous… Le Continent ne me tente pas plus que ça, honnêtement.

— Moi non plus, mais avec toi, tout m’irait. Tu sais quand Zoé va se rendre ? Je pense qu’ils ne vont pas tarder à la recycler une fois qu’ils l’auront entre leurs mains…

— Elle est déjà partie, grimace Jade alors que ses yeux s’embuent.

De la voir si chagrinée, mon cœur se serre et je l’enlace à nouveau très fort dans mes bras avant de relever son visage vers le mien. Je dépose un baiser sur ses lèvres en plongeant mon regard dans le sien.

— Tu sais quoi ? On ne peut plus rien faire pour eux, mais ce qu’on peut faire, ce qu’on doit faire même, c’est organiser une cérémonie de recyclage commune pour ces deux amoureux partis trop vite ! Tu ne crois pas que ce serait le meilleur moyen de leur rendre hommage et de leur donner la publicité que leur refuse le Conseil ?

— Tu vas encore t’attirer des ennuis, Malcolm…

— Que pourrait-on nous reprocher ? Les cérémonies pour les recyclages font partie de nos traditions. Et plutôt que d’en faire une commune, on peut juste en faire une simultanée, non ? Chacun de son côté de la ligne de démarcation. Tu en penses quoi ?

— J’en pense que c’est une bonne idée, oui. Espérons qu’ils nous laissent faire.

— On ne leur laisse pas le choix, de toute façon. Depuis quand le Conseil se mêle de l’organisation des cérémonies de recyclage ? Espérons simplement qu’on ne soit pas que tous les deux. Les manifestations tout seul, ce n’est pas la meilleure des choses.

— Je m’en fiche si nous ne sommes que tous les deux… Je crois qu’il méritent de vivre ça ensemble.

— Eh bien, organisons-nous pour faire ça dès que l’on aura confirmation du recyclage de Zoé, alors. Et on peut commencer à mobiliser les gens tout de suite.

— Embrasse-moi d’abord, s’il te plaît. Tu m’as trop manqué…

Je ne me fais pas prier et nos lèvres s’unissent dans un baiser passionné qui va m’inspirer pour mes prochaines poésies, c’est certain. Il est intense, les sensations sont puissantes et il nous permet de nous retrouver, d’oublier le monde extérieur et de ne plus nous concentrer que sur nous. Quel bonheur d’être deux pour affronter le monde, surtout avec une femme aussi merveilleuse que Jade.

— Tu peux rester un peu ? C’est tellement rare de ne t’avoir que pour moi, ajouté-je en glissant mes mains sous son top, sur la peau nue de son dos.

— Je suis désolée, mais il faut que je file, j’ai des rendez-vous à assurer… Il faut qu’on se refasse une nuit au moulin, très vite…

C’est frustrant mais elle a déjà pris assez de risques comme ça. Elle doit pouvoir justifier d’un peu de temps pour une consultation, mais si elle s’attarde trop, ça risque de jaser.

— D’accord, Chérie. Vivement le moulin alors. Fais attention à toi en attendant, et on se tient au courant pour les cérémonies pour nos amoureux.

— Promis. Ne fais pas n’importe quoi, Beau Poète Rebelle, hein ? sourit-elle avant de m’embrasser tendrement.

Et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle repart et je me retrouve seul dans mon appartement. C’est frustrant autant que c’était délicieux de passer ces quelques instants avec elle. Un tel plaisir juste pour quelques câlins, c’est fou, je n’ai jamais connu une relation aussi intense.

Nous passons les jours suivants à nous voir furtivement pour organiser cette cérémonie et je prends le risque d’aller la rencontrer à son cabinet, souvent à la tombée de la nuit, en essayant de me montrer le plus discret possible. Nous avons de la chance car je ne me fais pas prendre par les patrouilles qui ont l’air de s’être calmées depuis l’arrestation du couple et nous nous mettons d’accord ainsi sur les détails, entre deux baisers. Quand la confirmation du recyclage de Zoé nous parvient, nous lançons chacun de notre côté les invitations pour l’organiser au lever du soleil dès le matin suivant.

Au petit matin, je me rends sur la place où nous avons décidé de débuter la cérémonie. Étonnamment, il y a déjà du monde présent, hommes comme femmes, tous vêtus de blanc, même si chacun prend bien soin de ne pas adresser la parole, ni même de regarder vers l’autre côté, au contraire de ce que je suis en train de faire. Je dévisage chacune des personnes présentes à la fois pour voir Jade quand elle arrivera mais aussi pour essayer de deviner s’ils sont venus assister à un spectacle ou pour en être les acteurs principaux. Lorsque mon amoureuse arrive, je lui souris et nous échangeons un bref regard.

Comme nous l’avons convenu, nous nous positionnons tous les deux, dos à dos, au bord de la ligne de démarcation. C’est fou comme cette simple proximité me fait du bien. La galanterie aurait voulu que je la laisse parler en premier, mais on a décidé que je lance les hostilités, afin qu’elle ne se retrouve pas dans le viseur des autorités si ça venait à mal tourner. Je brandis l’effigie d’Oliver et commence mon petit discours.

— Merci à tous d’être venus pour rendre ce dernier hommage à Oliver. Comme vous le savez, je n’étais pas d’accord avec la décision du Conseil, mais je la respecte. Ils doivent savoir ce qu’ils font et nous ne sommes pas là pour la contester.

Je ne suis pas forcément d’accord avec ça, mais avec Jade, on s’est dit que c’était le meilleur moyen pour convaincre les éventuels gardes de nous laisser procéder. Je ne voulais pas dire ces mots mais elle a su me convaincre. Elle a de vrais arguments au-delà des mots, ma chérie.

— Nous allons donc pouvoir procéder vers la mer et nous préparer à accueillir les bébés qui vont naître suite aux derniers recyclages. Je suis sûr que les membres du Conseil sont déjà en train de préparer les choses. En attendant, célébrons celui qui savait si bien manier les mots et les émotions et nous partager son Amour.

Je m’arrête et laisse Jade procéder de même derrière moi, permettant ainsi à tout le monde de comprendre la particularité de cette cérémonie. C’est le moment clé, celui où on va savoir si nous allons être suivis ou si nous allons nous retrouver seuls.

— Zoé était une femme formidable et je suis heureuse que vous soyez ici pour lui dire adieu. Je crois que vu les circonstances, avec tout ce qu’il s’est passé, la situation est compliquée, mais elle mérite, comme chacun de ceux qui sont partis, de recevoir les honneurs que nos traditions prévoient.

— Comme vous l’avez compris, Oliver et Zoé ont fait le choix de vivre leur amour jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice ultime. Nos lois ne permettent pas de faire une cérémonie commune comme elles n’autorisaient pas ces deux personnes à vivre leur Amour. Mais rien ne nous interdit de les accompagner ensemble vers leur nouvelle vie afin qu’ils prennent ce nouveau départ ensemble, comme ils auraient aimé le faire de leur vivant. Alors, hommes comme femmes, je vous invite à faire du bruit, autant de bruit que vous pourrez. Éloignons tous les mauvais esprits et encore plus que d’habitude au vu des circonstances ! Chantons et crions pour dire adieu à nos amis qui nous ont quittés trop vite !

Je lance le premier cri et je suis bientôt rejoint par les voix de toutes les personnes présentes. Côte à côte avec Jade, nous démarrons les processions, les deux portraits fièrement dressés au-dessus de nos têtes, un peu comme si la ligne n’existait plus vraiment. Nous marchons lentement vers le bord de mer et sommes suivis par tous les présents qui chantent et crient encore plus fort que pour la cérémonie de Gislaine, comme si cette communion dans la douleur était plus forte que tout, comme si ces cérémonies unifiées pouvaient dépasser toutes les séparations et toutes les interdictions. Arrivés au bord de mer, je reprends le discours.

— Oliver, tu étais un artiste, un vrai romancier et, je suis bien placé pour le savoir, le pouvoir des mots a une force que rien ne peut arrêter. Tu as su affronter avec courage les risques inhérents à l’amour interdit que tu avais pour Zoé et pour cela, je t’admire. Tous tes amis sont réunis pour te souhaiter un bon voyage, mais je n’ai aucune inquiétude car je sais que tu vas le faire dans la meilleure des compagnies, avec la personne que tu as aimée toute ta vie et qui s’est sacrifiée pour te rejoindre. Tu étais peut-être un pionnier, qui sait ? En attendant, je te souhaite bonne route, l’écrivain.

Je fais signe à Jade d’enchaîner pour son adieu à Zoé et surprends son regard admiratif vers moi. Celui-ci me fait chaud au cœur et je ne suis pas mécontent de vivre cette expérience à ses côtés.

— Zoé, je doute de pouvoir trouver les mots pour te décrire comme je le devrais. La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que j’aurais aimé davantage te connaître, parce que tu m’as inspirée bien plus que tu ne peux l’imaginer. Je crois qu’il faut une force et un dévouement hors du commun pour faire ce que tu as fait, et j’espère que ton cœur sera à nouveau complet au bout de ce voyage, que ta main est au chaud au creux de celle de ta moitié et que vous entrevoyez l’Amour comme vous le conceviez. Bonne route à vous deux…

Que c’est beau. J’ai la larme à l’oeil et je constate avec plaisir que je ne suis pas le seul. J’observe les cheveux auburn de ma partenaire flotter dans le vent alors qu’elle jette les premières fleurs à la mer. Je me joins à elle et bientôt les chants reprennent et la cérémonie s’achève alors que nous reprenons tous ensemble l’Adieu aux âmes. Les voix entremêlées sont un véritable symbole et je suis fier de ce que nous avons réussi à mettre en place avec Jade. Ce n’est pas encore la fin de la ségrégation, mais ça commence à y ressembler. L’émotion et la musique sont les premiers vecteurs d’une véritable évolution sur l’île. Il ne nous reste plus qu’à trouver les moyens de continuer dans cette voie sans finir recyclés comme les deux amoureux du jour. Un vrai défi.

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