01. La tournée du jour

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Jade

Je vérifie que mon sac est complet et récupère mon calepin sur la table pour le fourrer dedans. Café, où est passé mon café ? Deux fois sur trois, je le perds en me préparant. Salle de bain, je suis sûre que j’ai laissé ma tasse sur le rebord du lavabo. Bingo… Il est froid, mais tant pis, vu mes rendez-vous du matin, peu de chance qu’on m’en offre un. Gislaine est adorable, mais elle n’aime pas le café et me propose toujours une tisane au jasmin carrément écœurante. Marie-Claire ne doit plus en boire, pour sa santé, et est en plein sevrage… Franchement, ce serait un peu honteux de lui en demander un et de le boire sous son nez.

J’enfile mes chaussures et tapote sur le clavier de contrôle de la maison pour tout éteindre. Je ne laisse allumées que les lampes UV pour mes herbes médicinales et programme la fermeture des volets électriques de ma chambre en fin de matinée pour ne pas avoir trop chaud cette nuit. Le soleil va cogner aujourd’hui et je pense que je vais déjà assez souffrir comme ça.

Ni une, ni deux, me voilà dans ma petite voiturette et je commence mon parcours du jour, visitant principalement les personnes âgées et les jeunes mamans. Il fait beau, tout le monde est de bonne humeur et j’apprécie grandement ces contacts au quotidien, même si j’avoue que je préférerais parfois me poser un peu plus dans mon cabinet. Globalement, je rends davantage de visites que je ne reçois de patients, tout simplement parce que tout le monde n’aime pas se promener dans la rue principale. D’ailleurs, je me demande bien pourquoi c’est ici que le Conseil a installé le cabinet. Il aurait été beaucoup plus pratique de le construire au milieu des quartiers de l’ouest.

Quand j’arrive enfin chez Gislaine, une bonne odeur de confiture de fraise embaume la pièce, et je tique en la voyant debout devant ses fourneaux.

— Gislaine, qu’est-ce que tu fais debout ? Je crois que tu n’as pas bien compris ce que le mot “repos” signifie.

— Oh ça va, hein ! J’ai pris mes vitamines et j’ai fait les cinquante minutes de sport que le Conseil nous recommande. Tout va bien, tu sais ?

— Oui, mais ça m’étonnerait que ta cheville apprécie la marche de cinquante minutes. Surtout que j’imagine que c’est toi qui as récolté les fraises et pas Marguerite. Tu peux lâcher tes pots le temps que j’examine ton petit pied ?

— Marguerite, à son âge, ne peut pas faire ça ! Tu sais bien ce que dit le Conseil : Après soixante-dix ans, ménagez-vous ! C’est à moi de le faire.

— Et moi je te dis que te ménager deux petites semaines, pour le bien de ta cheville, ne te tuera pas. Allez, viens t’asseoir, j’ai d’autres personnes à voir après toi. Tu sais que j’ai totalement foiré ma dernière fournée de confitures ? Elles n’ont pas du tout pris, elles sont super liquides.

— Eh bien, je vais t’en donner un peu des miennes. La prochaine fois que tu en feras, tu me rendras la pareille.

— Oh non, t‘embête pas, elles sont bonnes quand même, mes confitures, souris-je en m’agenouillant à ses pieds alors qu’elle a enfin daigné s’asseoir dans son canapé. Il faut vraiment que tu mettes ta cheville au repos, Gislaine, tu la sollicites trop, là, pour que ça guérisse rapidement.

Je vais à l’encontre des recommandations du Conseil, et je vois bien qu’elle n’est pas très réceptive, mais j’insiste malgré tout. Ils sont mignons, là-haut, mais pas médecins. C’est comme s’ils obligeaient une personne allergique au lactose à boire du lait tous les jours.

Je papote encore quelques minutes avec elle avant de retrouver mon bolide pour me rendre dans le deuxième quartier. J’avoue que j’apprécie la voiturette à l’énergie solaire. J’ai fait mes deux premières années en tant que médecin de l’île en vélo, j’étais épuisée, mais j’ai fini avec des cuisses et des mollets en béton. Bon, mon bolide est davantage un gros vélo à deux places, en fait, et l’assistance électrique me permet de grimper les petites montées sans finir essoufflée et transpirante. Il n’y a que moi qui ai droit à ce petit confort supplémentaire, sur la partie ouest de l’île, mais si les femmes ont d’abord trouvé ça injuste, je crois qu’elles ont compris l’intérêt, finalement.

Le soleil tape bien quand j’arrive au deuxième quartier, où je dois rendre visite à Mélissa et Romane, qui viennent d’accueillir la petite Tiphanie. Ce sont les pleurs de la jolie pépette qui m’accueillent, et les deux mamans semblent au bord du gouffre.

— Bonjour bonjour. Elle a de la voix, dites-donc, souris-je. Comment allez-vous, toutes les trois ?

— Fatiguées, c’est un grand changement, quand même. Avant, c’était juste nous deux… et là, tout à coup… on est trois, dont une qui ne pense qu’à manger et à pleurer !

— Vous allez vite trouver un rythme de croisière. Il faut que vous vous apprivoisiez. Je peux la prendre ? On va voir si tout va bien pour la demoiselle.

Je récupère Tiphanie des bras de Mélissa une fois son accord reçu et prends le temps d’essayer de l’apaiser un peu en la berçant et en lui parlant doucement. Elle n’a qu’une semaine, c’est normal que ce soit un peu brutal pour toutes les trois.

— Elle mange bien ? Est-ce qu’elle a un rythme de sommeil ou c’est compliqué ? demandé-je en la déposant finalement sur le canapé.

— On fait ce que le Conseil nous recommande. Elle a le lait spécial bébé qui vient de la ferme, et on lui a acheté les tétines pour les nouveaux nés aux normes gouvernementales. Tout est en ordre, explique Romane, un peu inquiète.

J’examine rapidement la petite en me disant que trop de consignes, ce n’est pas l’idéal pour créer du lien entre l’enfant et ses mères, ni entre elles et moi. J’ai l’impression qu’elles se sentent inspectées alors que ce n’est absolument pas mon objectif. Loin de là.

— Vous savez, tous les bébés sont différents, peut-être que Tiphanie a besoin d’autre chose que de ce qui est recommandé. L’essentiel est qu’elle se sente bien, et que vous aussi. Ce que je veux dire, soupiré-je en voyant la tête des mamans, c’est que si elle a faim à onze heures, vous n’êtes pas obligées d’attendre midi. Je sais qu’il est fortement conseillé de suivre les recommandations du Conseil, mais dans l’intérêt de Tiphanie, et dans le vôtre aussi, il faut vous adapter à elle, pour le moment. Je suis certaine que tout ira mieux si vous faites ça. Et si on vous dit quelque chose, recommandations de la doc, OK ?

Ce ne serait pas la première fois que je serais convoquée pour un petit rappel à l’ordre, et je m’en remettrais. Le principal, c’est la petite et ses mamans.

— On va en discuter entre nous, oui…

Bon, on ne peut pas dire que ce soit gagné, mais j'espère qu'elles feront vraiment en sorte d'en échanger. Autant, sur certaines choses, le Conseil est très utile et perspicace, autant une fois sorti des conseils agricoles et autres tâches quotidiennes, on ne peut pas dire qu'il a la science infuse. Quand bien même ils arrivent à créer ça.

Je ne m'attarde pas et reprends le chemin qui doit me mener à ma prochaine consultation. Une petite maison reculée, si tant est que ce soit vraiment possible sur notre petite île, mais la plus éloignée de toutes sur la côte ouest. La jolie ferme de Mathilde qui m'oblige à vraiment longer la côte. Le soleil est déjà haut dans le ciel et je m'arrête un instant pour m'hydrater, profitant du bruit des vagues qui s'écrasent contre les rochers en contrebas. Même les éoliennes perdues au loin dans l'océan ne parviennent pas à entacher ce tableau parfait qui est offert à mes yeux. Y a-t-il meilleur endroit où vivre ? Je me demande si c'est comme ça partout, si tout le monde prend soin de la planète comme nous le faisons au quotidien, si chacun cultive sa propre nourriture, fait attention à sa consommation d'eau et d'électricité… Est-ce que tout le monde gère aussi bien son île que le Conseil gère la nôtre ?

Je suis surprise d'entendre hurler derrière moi et me retourne vivement pour constater qu'un homme court sur le chemin, dans ma direction. Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? Je détourne rapidement le regard et remonte dans ma voiturette juste avant qu'il ne passe à mes côtés, et vois à sa suite trois gardes en uniforme, apparemment essoufflées et à bout de force ou presque. Le centre du village est un peu loin, il faut croire que l'homme les a promenées un bon moment. Je reste un peu coite devant ce spectacle, d'autant plus que j'assiste bien malgré moi à la chute du bonhomme. Elles parviennent ainsi à l’arrêter et reprennent leur souffle après l’avoir immobilisé et maîtrisé sans peine. Je ne l'ai pas reconnu à son passage, il ne doit pas travailler au centre du village, et mon impression se confirme lorsque je passe à côté du groupe.

— Jade, attends !

Elle a de la voix, Jasmine… et de jolis seins dont je ne peux m'empêcher de me souvenir en la voyant approcher de ma voiture. Quelle femme, quand même !

— Salut, jolie pécheresse. Tu vas bien ? Oh, fais pas cette tête, souris-je, personne ne m'a entendue. Qu'est-ce qu'il y a ?

— On te cherchait quand on est tombées sur lui… Les pêcheurs ramènent une patiente pour toi.

— Je ne soigne que les jolies sirènes comme toi, je te préviens. Si tu as besoin de moi, ce sera avec plaisir.

Oui, j'ai parfois un humour douteux... Un peu lourd ? Non, jamais ! Jasmine est jolie, drôle et intelligente, et on s'amuse bien au lit, toutes les deux. Elle est très… inventive, dirons-nous.

— Ecoute, on s’occupe de ce délinquant, là, je crois que le Conseil va lui faire sa fête et après, tu viens me retrouver à la maison ? J’ai comme une envie de te déguster, ce soir !

— Eh bien, une invitation ! J'adore, souris-je. Mais… Et cette femme avec les pêcheurs, dans tout ça ? Ils arrivent quand ? J'ai encore pas mal de visites.

— Ils devraient être au port d’ici une heure environ… Et tu viens quand tu veux, je finis mon service à dix-neuf heures et après, je serai toute à toi ma chérie. J’ai eu une livraison spéciale de légumes de la part du Conseil, en plus, on va se régaler !

— J’ai hâte de voir si le Conseil va nous permettre de nous amuser ce soir, alors, pouffé-je. J’ai bien envie de te faire gémir des heures durant. J’espère que le petit cadeau des pêcheurs ne va pas me retarder. A ce soir, ma belle !

Je suis déjà en retard pour ma prochaine consultation et je ne traîne pas à reprendre le chemin qui m’y mène, avec un sourire encore plus large que d’ordinaire. Il ne va pas falloir que je montre mon excitation à Mathilde, sinon elle va le prendre pour elle et je vais me retrouver bien conne. D’un autre côté, on ne s’est rien promis. Du plaisir, juste du plaisir. De toute façon, qui voudrait se caser avec moi ? L’avenir sera solitaire en ce qui me concerne…

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