Une invitation pour une soirée m’avait été adressée lors d’une journée ensoleillée. Sa provenance ne faisait aucun doute. Ce qui me fit errer au beau milieu du quartier Saint-Victor à la recherche d’une demeure. Son adresse menait directement vers un hôtel particulier. Il m’était impossible d'imaginer que ça puisse être ici. Peut-être à cause de ma condition sociale. Puis, un homme à l’allure irréprochable ouvrit le portail, et scanda mon nom devant mon visage hébété. Il m’enjoignit à le suivre à l’intérieur. Ce que je fis sans discourir.

Cette belle bâtisse du XVIIe siècle dépassait les six cents mètres carrés, avec ses huit chambres, son salon pittoresque de soixante-dix mètres carrés, sa terrasse verdoyante, sa piscine intérieure, sans oublier son énorme bibliothèque de plus de mille ouvrages. À mon arrivée à l’entrée, le majordome prit ma veste d’été, et voulut prendre mon sac, mais j'ai longuement insisté pour le garder avec moi.

C’était la première fois que je voyais autant de tableaux de grands peintres se battre en duel. On pouvait trouver ceux de Goya, Matisse ou encore Rembrandt. Je ne parle même pas des statues de marbre qui rivalisaient de beauté les unes des autres.

J’avais l’impression d’être devenue le temps d’un instant Sissi l'impératrice. Un chef avait été dépêché à l’occasion, pour nous concocter un délicieux repas. Je baignais littéralement dans le luxe et l’opulence. La surprise du début a vite laissé la place à une certaine aisance, comme si c’était chez moi, une seconde nature longtemps ignorée.

Ses couloirs, que dire de ses couloirs… ils n’en finissaient plus ! J’avais l’impression de défiler avec le majordome ! Tout ça me donnait autant le vertige que si je me trouvais au dernier étage de la plus grande tour du monde.

Voyant que je commençais à m’égarer, le maître de maison me sortit de ma torpeur. Madame, c’est par ici, je vous prie, disait-il d’une voix de stentor. J’aperçus au fond de la cuisine, un petit monsieur, légèrement trapu, en train de se friser la moustache. Peu de temps après, celui-ci s’avançait vers nous pour me saluer, bonjour jeune demoiselle, je serais votre chef pour ce soir, disait-il avec révérence avant de partir dans le salon pour dresser la table.

Puis je le vis, là, posé sur son canapé, sans se contrarier du monde extérieur. Monsieur, votre dame est arrivée, disait le majordome devant les yeux pétillants de mon chéri. En deux temps, trois mouvements, il avait déjà posé ses lèvres sur les miennes, voulant m’indiquer qu’il ne comptait pas perdre son temps en ma compagnie.

Le petit chef moustachu, attendant que l’on se pose pour nous servir un cocktail maison, abrégea nos retrouvailles. Vous aimez ça les agrumes, les choses qui pétillent ? questionna-t-il avec bonhomie. Nous répondions timidement par la positive. Il sortit deux gros verres de vin, prit une grosse bouteille d’aperol, puis une de prosecco, puis une autre de Schweppes, avant de s’exclamer après avoir coupé des rondelles d’orange. Du Spritz, voilà ce qui devrait vous plaire.

Il nous servit nos verres, accompagné de deux verrines aux figues et au jambon cru, ainsi que de mini burgers, et de wraps au saumon. C’était un apéro dînatoire, qui ne disait pas son nom. Nous trinquions à notre amour éternel. Il n’en fallut pas plus pour rendre ce moment magique.

Nous avions perdu l’usage de la langue. Une personne extérieure se serait laissée tromper par ce silence, et aurait dit que nous étions deux timides incapable d’entamer la moindre discussion. La réalité était bien différente. Une violente passion animait nos regards, et nul mot n’aurait pu décrire exactement ce que nous ressentions l’un pour l’autre.

Le pauvre chef était bien le seul en mouvement. Il n’arrêtait pas de s’agiter dans tous les sens. J’avais de la peine pour lui, à la longue, ça devait forcément le fatiguer. J’avais beau lui dire qu’il pouvait réduire la cadence, celui-ci me répondit qu’un chef ne se repose que quand le repas de ses convives est fini. Lui, qui maniait à la perfection la préparation des assiettes, tout en ne négligeant pas ce qui pouvait se passer du côté des marmites.

Le carpaccio de saint-jacques à la truffe débarqua comme une fleur, pour le plus grand bonheur de nos papilles. Puis, c’était au tour du tartare de veau à l’italienne, accompagné de ses trois purées, de nous surprendre. Je me régalais de ce mélange inattendu de chauds et de froid.

Le dessert ne s’est pas fait attendre. Le chef nous avait réservé un délice pour la fin. Un fondant au chocolat. J’avais beau me faire des réflexions sur mes kilos en trop (3 pour être plus précise). Je n’arrivais pas à bouder le chocolat, qui me fondait sur la langue.

Ensuite, il nous proposa un thé au Jasmin. Ce qui, après ce copieux repas, ne serait pas de refus. Puis, le chef nous salua une dernière fois, avant de nous laisser roucouler en amoureux.

Qu’est-ce que j’étais bien affalée sur son canapé, la tête posée sur son torse, à refaire le monde. J’aurais bien aimé qu’il soit beau, équitable et juste. Et puis, j'énumérai les tâches à faire pour arriver à ce résultat. Il y en avait tellement que je me suis endormi dans ses bras.

Soudainement, un hurlement provenant de la porte d’entrée nous fit sursauter. On se demandait, qui ça pouvait bien être, un voleur, où le majordome ayant un peu trop bu, mais connaissant son sérieux, Nolan ne croyait pas à cette hypothèse.

Puis, un homme d’une quarantaine d'années, vêtu d’un costume taillé sur mesure, jaillit de nulle part. Il avait l’allure d’un monstre d'épouvante. Une demoiselle à peine plus âgée que moi, et visiblement dévêtue, l’accompagnait sans dire un mot. C’est mon père, s’écria Nolan. La jeune fille, tu la connais ? rétorquai-je. Il me chuchota à l’oreille… Une fille de joie ! répondit-il. Choquée, je ne sus pas trop quoi dire. J’espérais seulement que ce soit une mauvaise blague.

Ses yeux, jamais je ne les oublierai, c’était ceux d’un vampire assoiffé de sang. D’ailleurs, il aurait joué à la perfection le rôle de Dracula. J’étais devenue une proie, malgré moi. Aurais-je le destin d’une muse avec laquelle on s’amuse jusqu'à ce qu’elle meurt d’épuisement, ou celui d’un trophée qui finit par arborer un salon de thé avec sa tête empaillée ?

Sa demoiselle se posa en face de nous, le visage blême, sans expression apparente. On aurait dit que la vie avait quitté son corps. Lui s'assit à côté de moi, à l’image d’un créancier réclamant les sommes qui lui sont dues.

Tu as bon goût, mon garçon ! Comment suce-t-elle ? Cette unique question nous plongea dans un profond malaise. Une telle impertinence peut-elle récolter la moindre réponse, ou si ce n’est les foudres d’une assemblée plénière. Ne comptant guère s’arrêter en si bon chemin, il posa sa main droite sur ma cuisse gauche. J’aurais voulu lui dire à quel point, il était répugnant, mais je n'eus pas ce courage. Une peur viscérale tua dans l’oeuf toute résistance, jugeant le danger trop grand, et voulant éviter d’éventuelles représailles.

Je vois, disait-il d’un ton condescendant. Il ne t’a pas apprivoisé, comme je le lui ai appris ! Il faut y remédier de suite. Ma chère, il faut qu’un homme d’expérience vous initie au plaisir de la vie, quelqu’un avec de la trempe, du charisme, et de la force. J’étais tétanisé par cet être, si abject, que même la nausée ne saurait décrire le sentiment qui m’a traversé à ce moment-là.

Comment oses-tu ? N’as-tu aucun amour propre ? Aucune dignité ? Es-tu prêt à tout pour m’humilier de la sorte ? Pesta Nolan en lui dégageant sa main de ma cuisse. Il était hors de lui. C’était la première fois qu’il subissait un tel affront. Si bien qu’il eut envisagé de fomenter un parricide à l’image d’Oedipe (même si les raisons diffèrent).

Voyons mon enfant, je suis en train de faire ton éducation. Que tu vois de tes yeux, le vrai visage de ce monde ! Si tu veux devenir mon héritier, il n’y a pas de place pour les bons sentiments. Tu dois devenir un loup plus fourbe, plus cruel que les autres, sinon tu mourras dans l’indifférence des hommes. Je veux t’ôter ton sourire niais sur ton visage. J’aimerais que tu me haïsses du plus profond de ton âme. Qu’il n’y ait nul espoir de rédemption, pour que tu te libères, et que tu assumes pleinement tes plus bas instincts.

Puis, il me dévisagea longuement du visage. Je suis attristé de te voir t’attacher si facilement à cette beauté angélique. Malheureusement, mes obligations m’empêchent de lui ôter sa dignité sans son accord explicite. Tes anciennes petites amies étaient plutôt simples à dévoyer, elles ne pensaient qu’au plaisir ou à l’argent. Par contre, elle, c’est une autre histoire. Hum… L’amour est peut-être la clé… Que serait-elle prête à faire pour te sauver ? Ah, c’est là, un mystère qui doit être résolu, ne penses-tu pas ?

Il n’y a rien de plus jouissif que d’ôter la dignité à quelqu’un. Comme tu le sais, la déchéance d’un ange a toujours été ma pièce favorite. Je suis béat devant une scène tragique, où l'innocence disparaît par des flots d’avarices. Transformer une sainte en la dernière des catins, et lui faire prendre plaisir à se détruire de l’intérieur. Là est le vice des hommes de mon acabit.

La colère de mon chéri abondait dans tous les sens, alimentant ses envies bellicistes. Il ferma ses poings, comme pour signifier à son père qu’il envisageait sérieusement de l’affronter dans un duel à main nue. Son honneur avait été entaché, et il devait le restaurer. Vas-tu te taire ? ou veux-tu que je te fasse taire ? répondit-il sèchement, en guise d’ultime avertissement.

Non, car je suis ton seigneur et maître, mes paroles sont les seules que tu dois écouter ! Elles devraient déjà t'être acquises depuis le temps que je te sermonne avec, mais tu pars dans une résistance vaine et simulée pour satisfaire ton désir de noblesse. Au fond de toi, tu sais que tu as déjà perdu, mais ton orgueil te joue des tours, susurrant à ton oreille qu’il t’est possible de t’émanciper de moi ! Tu perds ton temps, voilà tout !

Comment obéir à un être aussi pervers, et insignifiant que toi ? Toi, qui a dévoyé ma mère biologique, a congédié ma nourrice Abigaelle, a passé ton temps à m’humilier en me rabaissant plus bas que terre.

Oui parlons-en de ta pauvre mère, celle qui t’a abandonné quand elle a pu, qui a volé la moitié de ma fortune pour une vie d’oisiveté, celle-là même qui m’a trompé avec le Tout-Paris ! Heureusement, j’en ai fait ma petite affaire, et il ne lui reste plus que ses yeux pour pleurer. Comme dit le dicton, bien mal acquis ne profite jamais, où du moins, pas à tout le monde. Concernant ta nourrice Abigaelle, elle te couvait beaucoup trop à mon goût, donc son départ était vital à la réussite de mon entreprise. Aurais-je voulu d’une brebis chétive en fils ?

Le silence, si pesant à l’accoutumée, était en ce moment précis une véritable délivrance. Nolan luttait de toutes ses forces pour ne pas exploser de rage. Ce qui ennuya profondément son père. Celui-ci glissa une copieuse enveloppe à l’intérieur de la veste de sa jeune demoiselle, puis partit avec elle dans sa chambre. Bientôt, de violents claquements résonnaient dans toutes les pièces de la maison, ainsi que des cris, des cris qui n’en finissaient plus, des cris agonisants de douleur. La bête était belle et bien, en train de la meurtrir, devant l'abdication de notre bravoure pour l’y soustraire.

Quand le bruit fut insupportable à nos oreilles, Nolan se proposa de me ramener. Un cadeau pour ma conscience, qui n'aurait plus à supporter sa profonde impuissance, même si les remords, eux, restent avec le temps. La honte m’animait à l’idée de la laisser à son pauvre sort, mais combattre l’impunité des puissants, et comme vouloir battre le créateur à son propre jeu. Celui qui fait les lois a toujours une longueur d’avance sur toi.

Nous décidions d’entamer une longue marche vers chez moi. Mon chéri ressentait le besoin de vider son sac, et de s’expliquer sur ce qu’il venait de se passer. J’aurais aimé le rassurer, mais le coeur n’y était pas.

Tu sais, disait-il en sanglotant, malgré les apparences, ma vie n’a pas été des plus simples. Tout d’abord, mon père voulait répudier ma mère, quand il apprit qu’elle était enceinte. Il voyait cet événement comme une trahison, avant d’apprendre que j’étais un garçon. C’est à ce moment-là que la donne changea, car je devenais l’héritier de son empire. Pour ce qui est de ma mère, ma naissance enjolivait son visage, mais celui-ci se crispa au fil des nuits où mes pleurs n’arrêtaient pas de se répandre dans la maison. Bientôt une nourrice fut appelée, Abigaelle, et ma mère cessa peu à peu de prendre soin de moi. Elle était trop occupée à faire les magasins.

Il s’arrêta un instant, et peut-être par compassion, je sentis le besoin de lui tenir la main. Il me regarda avec des yeux compatissants, puis continua son histoire… Abigaelle était la seule qui se souciait de mon bien être. Pour ma mère, je n’étais qu’un faire-valoir, qui justifiait sa présence. Pour mon père, je devais être éduqué à la dure, comme ça, je deviendrais un homme, un vrai !

C’est Abigaelle, qui me cuisinait mes plats préférés, me réconfortait lors de mes peines de coeur, jouait le rôle de ma confidente, et surtout m’aimait pour qui j’étais, et non pour les apparences.

Alors, quand elle fut congédiée de la maison, je le vis comme un coup de poignard dans le dos. J’étais devenu seul dans un monde, que je maudissais de m’avoir enlevé, la seule personne que j’aimais. Je haïssais tellement cette famille, que je voulais la détruire jusqu'à son anéantissement total.

Avant de partir, elle m’a fait la promesse que je resterais son fils pour toujours, qu’elle ne pourrait oublier un enfant à qui elle a donné le sein, que je pourrais toujours la contacter à n’importe quel jour et à n’importe quelle heure. Puis, elle me fit sa dernière accolade avant de s’en aller à jamais.

Un rituel s’est instauré entre nous, je lui reparle chaque semaine, le samedi à 9h. Je n’ai oublié qu’une seule fois, lors de ces cinq dernières années. J’ai toujours le même plaisir à discuter avec elle, je considère qu’elle est ma seule véritable famille sur cette terre.

Il cessa de parler, et regarda le ciel étoilé se peindre devant lui. Il venait de clore un chapitre de sa vie. Cela faisait déjà plusieurs dizaines de minutes que nous traversions les rues, sans regarder autour de nous. Si bien que nous venions de dépasser mon immeuble. Alors, nous décidions de rebrousser chemin jusqu’au pied de chez moi.

J’aurais bien aimé rester avec lui plus longtemps. Il me fit un dernier baiser, avant de disparaître dans la pénombre de la nuit, là où la lumière ne saurait se frayer un chemin vers lui. Peut-être est-ce sa vraie nature, qui venait de se dévoiler devant moi ?