L'idylle d’une justice immaculée - Lucas

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Le professeur Martineau n’en démordait pas, un bon sociologue applique rigoureusement la méthode scientifique ! Cet homme d’une cinquantaine d'années aux cheveux grisonnants n’avait que ce mot à la bouche. Où est l’approche humaniste dans tout ça ? Celle qui consiste à vivre avec les populations, découvrir leurs mœurs, leurs coutumes, et leur manière de vivre.

Que d’élucubrations d’un esprit excentrique, me répondit-il, agacé par ma question ! Il faut observer, noter, comparer et quantifier ! C’est ceci, Jeune Homme, le travail d’un véritable sociologue, et non de s'enorgueillir de quelconques combats idéologiques ou de balades futiles... À part peut-être, si vous voulez pointer à pôle-emploi ! affirmait-il sans sourciller.

Heureusement, il était une relique d’un passé qu’on aimerait oublier, qui disparaîtrait dans le plus grand silence, et de surplus sans laisser la moindre trace. D’ailleurs, il était bien le seul des professeurs à être un rigoriste convaincu !

Quand le cours se finit, j’étais content que mon calvaire se termine. On aurait dit qu’un vampire avait absorbé toute mon énergie vitale. Je me traînais difficilement en direction de mon prochain cours, sans reconnaître Inaya, qui fondit sur moi à toute allure. Quand elle me tapota l’épaule, un sursaut de terreur me traversa, jusqu’à ce que je me rende compte que c’était elle.

Rejoins-moi chez moi à 19h, j’aurais quelque chose à te dire, disait-elle avec son regard malicieux. Ah oui, et envoie-moi un message quand tu seras en face de l’entrée, continua-t-elle avant de s’en aller aussi rapidement qu’elle était venue.

Que pouvait-elle bien me vouloir ? J’avais quelques idées ou vagues espoirs, qui me trottaient dans la tête, mais rien de trop sûr. Surtout, qu’elle a un don inné pour mettre en déroute toutes mes prédictions. Je verrais bien, me disais-je avec un frétillement d’impatience. Je l'appréciais davantage que le temps filait, un peu, à l’image d’une bonne bouteille de vin pour un vinophile.

Le suspens du rendez-vous m’avait tenu en haleine toute la journée. Même mes cours ennuyants devenaient tout d’un coup passionnants. Plus j’imaginais les différentes fins possibles, plus une envie intarissable me saisissait violemment de part et d’autre.

J'ai pris la fin de mon dernier cours, comme une libération. Je partais sans tarder vers chez elle, même si mon GPS m’indiquait une bonne dizaine de minutes d'avance. Je préférais attendre, que de la faire patienter. À mon arrivée, je lui envoyais comme convenu, un message indiquant ma présence en face du hall de son immeuble.

J’attendais, encore, et encore. Cela faisait déjà vingt minutes qu’elle m’avait répondu avec un message succinct, j’arrive, mais elle n’était toujours pas là. Je n’osais pas la relancer, pour ne pas la brusquer, peut-être, avait-elle besoin de temps pour se préparer.

Un violent claquement de porte à l’arrière de l’immeuble me fit bondir de surprise. Au même moment, un fourgon noir se gara juste à côté de moi. Un mauvais pressentiment me tenaillait, sans que je puisse le raisonner. J’avais beau dire que c’était une pure coïncidence, que je devais prendre mon courage à deux mains, qu’Inaya serait très certainement contrariée si je lui posais un lapin. Je n’arrivais pas être totalement serein, je me disais qu’il y avait quelque chose de louche dans cette histoire.

Quand deux personnes corpulentes sortirent dans ma direction, portant un masque de la panthère noir, le doute n’était plus permis, ils allaient bien et bien m’enlever ! La fuite aurait été la seule option possible, sauf qu'une troisième personne masquée, elle aussi, avait fait le guet avant l’arrivée du fourgon. Elle me fit une clé de bras pour me paralyser, et me banda les yeux. Les deux autres me prirent, et m'emmenèrent dans le fourgon.

Le silence fut la seule chose inhabituelle que je remarquai lors de ma détention. Je ne savais pas à quelle sauce j’allais être mangé. Voulaient-ils faire une demande de rançon envers mes parents ? Malheureusement, ils n’avaient guère beaucoup de sous, peut-être que grand-père en avait, mais aurait-il permis qu’on le dépouille pour sauver ma vie ?

Dès mon premier pas dans la pièce, on m’enleva mon bandeau. Il y avait six membres autour de moi qui, tous sans exception, portaient le même masque de la panthère noire. J’avais l’impression que des regards accusateurs fusaient de toute part.

Cette impression se confirma, quand une première personne adressa une objection à ma venue dans leur assemblée :
- Non, meuf, tu es sérieuse là ? disait une voix féminine, visiblement énervée par ma présence.
- Oui, j’ai toute confiance en lui ! répondit une voix rauque. Je l'ai reconnue instantanément. C’était celle d’Inaya ! Que faisait-elle avec mes ravisseurs ? J’étais complètement perdu !

  • Oui, tu sais ce qu’il est… disait un autre, qui laissa un blanc. Mais qu’est-ce que je pouvais bien être pour eux ?
  • Oui, je le sais mieux que quiconque. Aurais-je besoin de vous rappeler l’histoire de ma famille ? S’il y a une personne qui peut les détester ici, c’est moi ! Et lui... Je mettrais ma vie entre ses mains… D’un geste vif, elle enleva son masque, s’approcha de moi, puis m’embrassa vigoureusement.
  • Wallah, J’sais pas ce que t’as fumé ! En tout cas, tu aimes les bails chelou, je te le dis ! s’exclama un autre, visiblement dépassé par ce qu’il venait de se passer.
  • Je te préviens s’il nous poucave, vous êtes ‘dead’ de chez ‘dead’ !
  • Je vous avertis tout de suite, celui qui s’en prend à lui, aura à faire à moi.
  • Taisez-vous ! Hum… De toute façon, l’épreuve déterminera sa valeur ! S’il échoue… Et bien, je pense qu’il ne sera plus un problème pour nous… Et s’il réussit, il sera un atout pour nous, et pourrait même être une arme redoutable contre nos ennemis. Il s’avança vers moi d’un pas assuré… Petit, es-tu prêt pour ton épreuve ?
  • Oui, répondis-je timidement, même si je ne savais pas trop dans quoi je venais de m’embarquer
  • Très bien, mon garçon. Étant donné qu’Inaya t’a recommandé auprès de nous, c’est elle qui supervisera ton épreuve, en vue de ton initiation. Inaya, petite sœur, sache que tu n’as pas le droit à l’erreur !
  • Oui grand frère Jakar … Puis, elle me banda les yeux à nouveau avant de me raccompagner dans la ruelle.

On peut dire que j’étais perplexe devant la scène, à laquelle je venais d'assister. Je ne comprenais guère ce qu’ils entendaient par épreuve, et par initiation. Cependant, ses yeux attendrissants avaient la faculté de me rassurer. Enfin, tout du moins, de manière passagère.

Son courage et son abnégation me fascinaient, mais je ne savais pas trop quoi dire ni quoi faire. J’étais un peu ballot de par nature. Elle était au courant, et ça ne la dérangeait guère. D’ailleurs, elle aimait me charrier à propos de ça.

Tout le long du trajet vers chez moi, nous ne disions rien. On aurait dit qu’on s’était abandonné à une retraite spirituelle. Seuls nos regards complices auraient pu nous trahir. Au moment de franchir le seuil de ma porte, elle réussit à bafouiller quelques mots :

  • Désolé pour tout à l’heure. Je ne voulais pas te… Avant qu’elle n’eût fini sa phrase, une impulsion parcourra mon corps, et chose assez étrange, inhiba ma timidité maladive. Si tant est que, je m’agrippai solidement à sa taille, pour l’embrasser à mon tour, comme une réponse à ses interrogations.

L’ouverture de la porte me stoppa net dans ma lancée. Ma mère, sourire aux lèvres, nous salua et sortit de l’immeuble sans dire un mot. Inaya me caressa légèrement le visage, et prononça une phrase avant de me quitter. Ne t'inquiète pas pour l’épreuve, je serais avec toi.

L'enthousiasme dégagé par un réveil en fanfare fut aussitôt cassé dans son élan par l’indiscrétion de ma mère à l’égard de celle qui allait devenir ma petite amie:

  • Alors comment s’appelle-t-elle ? Elle a l’air gentille… En tout cas, je suis aux anges , depuis le temps que j’attendais ça !
  • Elle s’appelle Inaya, mais c’est juste une amie
  • Oui oui… une amie… En tout cas, tu peux lui dire qu’elle est la bienvenue à la maison, disait ma mère en s’en allant, tout en laissant échapper un clin d’oeil grossier.

Le soir, je partais l’a rejoindre chez elle, dans sa chambre universitaire, pour préparer l’épreuve. Après avoir échangé un savoureux baiser, elle me présenta la cible. Un célèbre leader fasciste se faisant appeler “Blanc Déter”. Sa passion était de détruire le rap à coup de corne muse, ce qui, malgré son odieuse appropriation culturelle, n’était rien en comparaison de la profanation de cette musique populaire.

Ma mission était de le détruire, mais aussi d’envoyer un message à ceux qui voudraient l’imiter. Vos actes se paieront au centuple.

On commença par éplucher ses réseaux sociaux pour connaître tout sur sa vie… son emploi de chauffeur routier frigorifique, son divorce conflictuel avec son ex-femme, qui a porté plainte contre lui pour coup et blessure. Tout était scruté à la loupe. Ses messages sur les réseaux sociaux furent aussitôt signalés. Ce qui engendra la fermeture d’un bon nombre de ses comptes.

Son site, qu’il avait ouvert pour vendre ses albums, subit une attaque DDOS. Ce qui eut pour effet de le rendre hors service plusieurs jours. Il était totalement impuissant face à nous. Et nous ne comptions pas en restait là. On voulait qu’il demande pardon pour tout le mal qu’il a fait, même si pour arriver à notre but, on devait tout lui prendre !

Un regard extérieur aurait trouvé ça injuste, mais devant la haine que véhiculaient ces chansons, n’était-il pas un juste châtiment ? Je me voyais comme un juge d’une justice toute puissante s’abattant sur ce pauvre bougre. Il devait payer, et ça nécessitait le recours à une violence proportionnée.

À l’écoute des paroles de sa chanson “Babtou Fragile”. J’eus un profond sentiment de nausée, je venais de me rendre compte que la bêtise humaine est un puits sans fond !

  • Babtou… Babtou… Babtou Fragile. Il n’y a rien en moi de commun avec un Babtou fragile. Le grand Candaule des gaules ne connaît que le pardon comme seule forme d’expression. Il est laid et lâche, alors que je suis beau et belliqueux.
  • Je n’ai pas d’excuse à formuler sur des affaires passées. La dette tribale n’a aucune valeur légale. Ni honte, ni regret, la colonisation n’est pas de mon fait. Blanc, un jour, blanc toujours. Fier de mes ancêtres, et fier de mes racines. Mes querelles ne sont pas byzantines.

Comment pouvait-on ne pas avoir honte des atrocités que notre pays a commises ? Voire pire encore, être fier des conquêtes ou des richesses acquises sur la spoliation des autres, en oubliant aisément, le prix en vie humaine que ça a engendré ! Je n’avais pas eu le temps de m’indigner davantage, que ma chère et tendre, calmait mes ardeurs de vengeances. Étrange, elle, qui est à l’accoutumée volcanique.

Rien ne sert de s'énerver, il paiera en temps et en heure, car comme dit le dicton, toute chose arrive à point à qui sait attendre, s’exclama-t-elle. D’ailleurs, j’ai une idée pour cela. On doit taper un scandale, et le faire virer de son taffe. Oui, mais comment ? rétorquai-je, un peu décontenancé.
On doit faire un appel au boycott sur les réseaux sociaux, je connais une amie qui a fait virer son ancien boss comme ça, disait-elle, comme si la chose était évidente.

On s’attela donc à la tâche. On adressa un message sur les réseaux sociaux, en taguant le nom de la boîte qui l’emploie :

  • Allo, Roger Transport, vous savez que le dénommé Nicolas Krug est un leader fasciste ? Il se fait appeler “Blanc Déter” sur les réseaux sociaux, propageant la haine sur internet avec ses chansons “Babtou Fragile” ou “RAF de la colonisation”.
    Qu’avez-vous à répondre ?

Notre message a été relayé en masse, des centaines de personnes s'étaient indignées avec nous, mais toujours aucune réponse de la société en question. Si ça se trouve, c’est une boîte de Cro-Magnon, disait Inaya, dépitée que notre message n'ait pas eu l’effet escompté. Il faut qu’on regarde avec qui il bosse ? disait-elle.

Après de longues heures de recherches interminables, on réussit à trouver un communiqué du directeur général, remerciant Darti de l’avoir invité à une soirée d’inauguration de leur nouveau magasin. BINGO !

  • Allo DARTI, est-ce que vous savez que la société Roger Transport embauche des fascistes ? Comme un dénommé Nicolas Krug, se faisant appeler “Blanc Déter” sur les réseaux, propageant la haine sur internet avec ses chansons “Babtou Fragile” ou “RAF de la colonisation
    Vous devriez peut-être mieux choisir les prestataires avec lesquels vous travaillez ! #DARTYWORKSWITHFASCISTS

Il fut partagé des dizaines, et des dizaines de milliers de fois. On est même apparu dans les tendances, si bien que tout le monde attendait une réponse de Darty.

Quelques heures plus tard, leur community manager envoya un communiqué pour apaiser la foule, et promit de tirer ça au clair. Quelques jours plus tard, on apprit que Nicolas Krug ne faisait plus partie des employés de Roger Transport. Nous avions réussi notre mission !

Pas le temps de fêter ça, Jakar veut te voir, disait-elle. Elle me banda à nouveau les yeux, et je la laissai me guider jusqu’au lieu de notre rencontre. On aurait un remake de la fois précédente, à l’exception que tous les membres enlevèrent, eux aussi, leur masque.

Le patron s’avança vers moi, avec ses imposantes veines aux bras. Tu as assuré ! Maintenant tu es l’un des nôtres. Prends ça, disait-il en me tendant un masque de la panthère noire. Je pense que tu es un peu paumé par ce qui vient de se passer, mais je vais prendre le temps de t’expliquer.

Au début, moi et Youssouf, grands amateurs de marvel, on a créé la ligue des justiciers dans le but de remettre un peu d’ordre dans la société, mais plus on avançait, plus on comprenait que le véritable problème était la société occidentale en elle-même. Qu’il n’y avait rien de bon en elle-même, juste un amas de choses putrides.

Alors on décida de créer un groupe secret, ayant pour objectif de détruire l’occident. Évidemment, on ne peut pas dire ça à tout le monde, car, quels que soient les idéaux de chacun, tout le monde reste rattaché de près ou de loin à l’ogre, comme on l'appelle chez nous. On se sert de la ligue comme un moyen de repérer un membre potentiel.

Tu vas me dire qu’on manipule tout le monde, et tu as parfaitement raison. À quoi sert-il de dire quelque chose à quelqu’un qui ne peut le comprendre ? On s’est usés à en parler auprès de nous, pour récolter crachat et humiliation. Comme je te l’ai dit, tous ceux qui disent combattre l’occident sur les plateaux télé ne sont que ses instruments les plus fidèles.

Tu connais le méchant et le gentil flic ? Il y en a un qui t’attaque sans état d'âme, tandis que l’autre te ménage, en se montrant bienveillant à ton égard. C’est la droite et la gauche. L’un nous blâme de tous les maux, tandis que l’autre nous absout de tous nos crimes. C’est encore plus vrai avec les extrêmes, à la seule différence qu'une partie d’eux est incontrôlable.

C’est la raison pour laquelle les extrêmes font peur. Avec eux, on ne sait jamais où on met les pieds !

Penses-tu que Nicolas Krug est notre ennemi ? Je répondis par l’affirmative, le contraire aurait été impensable. Il ne l’est pas, disait-il, devant mes yeux sidérés par ce que je venais d’entendre. Pardon ? m’exclamai-je. Oui, tu m’as bien entendu, il ne l’est pas, continua-t-il. Il est notre muse !

Il faut que tu comprennes, que notre véritable ennemi est le système, et non les gens, qui le composent. Ces derniers répondant pour la plupart à des stimuli émotionnels. Qui peut se prétendre libre, alors qu’on subit tout un tas de merde à longueur de journée, porno, drogue, consumérisme. On est incité à céder à nos instincts les plus bas, et les vils.

Pourquoi me dirais-tu ? Pour faire de toi, un être malléable, qui ne risques pas de remettre en cause les fondements de cette société. Pour les gens se radicalisent, plus le système sera susceptible d’être renversé. Il est évident que comme dans toutes les révolutions, il y a beaucoup d'inconnues, mais c’est notre seule option possible.

Oui, mais il y aura des victimes ? questionnais-je. Il y en aura, même beaucoup, mais ça fait partie du jeu. On ne détruit pas un système hégémonique à tendance tyrannique, la fleur à la main.

Puis, je quittai la réunion avec Inaya, en étant tout aussi perplexe que la première fois. Il m’a été impossible de dormir cette nuit-là, à cause de cette question à laquelle je n’avais pas la moindre réponse : sommes-nous condamnés à combattre le mal par le mal ?

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