Le tableau

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J'ai rencontré Joe il y a quelques temps. Je ne saurais dire s'il est encore là aujourd'hui, mais ce que je peux dire avec certitude, c'est que le souvenir de ce vieillard me restera plus longtemps qu'il ne foulera encore cette terre, et voici pourquoi. J'ai rencontré Joe, comme je le disais, il y a quelques temps. C'était un après-midi d'automne et la contemplation du lancinant ballet des feuilles mortes à travers ma fenêtre avait fini par me pousser en dehors de chez moi, malgré la fraîcheur, pour aller m'installer dans un parc avec mon chevalet – je ne résiste jamais à l'appel de la toile. Une fois assis, je saisis ma palette pour commencer mon travail lorsque j'entendis derrière moi – de l'automne, contrairement à l'hiver, ne naît pas le silence – un bruissement de feuilles que le vent, faible ce jour-là, n'avait pas pu occasionner. Pris de curiosité, je me retournai et distinguai un vieillard qui, avec toute la peine du monde, s'asseyait sur un banc à quelques pas de là. Je ne saurais dire pourquoi, il attira mon attention, et je décidai –toujours cette curiosité– de le regarder accomplir ce geste, si insignifiant pour moi et si périlleux pour lui. Cela paru prendre une éternité, et j'eus même pendant un moment peur que ses genoux ne le trahissent. Au bout de quelques secondes, conscient de mon impolitesse, je détournai les yeux avant qu'il ne me vit l'épier. J'entendis au bruit sourd qu'il fit, ainsi qu'au craquement des lattes de bois du banc, qui ont eu l'air d'en souffrir, qu'il avait finalement réussi à s'assoir. Bientôt on n'entendit plus que les feuilles mortes glisser doucement sur le sol, appuyées dans leur sonate, de temps en temps, par quelque oiseau chanteur. Une ou deux heures après, je me retournai : le vieillard était encore là, à me regarder, sans faire un bruit, et avec une expression de sérieux qu'on voit rarement ailleurs que sur le visage de ces gens-là qui ont trop vécu. Cette fois-ci, il me vit le regarder, et me salua d'un signe de tête que je lui rendis. Je ne vous ferais pas l'ennui de retranscrire ici la conversation dans son ensemble, mais au bout de quelques minutes, Joe me confessa la raison de sa présence : il m'avait vu arriver avec mon chevalet, et avait décidé, après observation, que j'allai peindre sa femme. Il me confia qu'elle était très belle –je n'en doutais pas. Le lendemain, je me rendis donc chez Joe, pour peindre sa femme. Tous deux m'accueillirent avec joie ; Madeleine était ravie de faire ma connaissance. Je me mis à l'ouvrage, non sans avoir dégusté quelques gâteaux maison avec une tisane, que Madeleine m'offrit avec un entrain qui ne souffrait pas qu'on lui refusât quoi que ce soit. Elle me parlât de Joe tout le temps que je peignai. Joe avait vécu deux guerres, et il n'avait que seize ans quand la première commença. Elle l'attendit tout le temps que durèrent les hostilités. Après 39-45, il fût envoyé en Algérie. Depuis, il boîte, à cause d'une vilaine blessure de combat. Entre les deux guerres, ils purent se marier. Cela fait maintenant soixante-dix ans. À part pour remplir sa fonction de soldat, il n'avait jamais cessé de travailler et, à l'usine, tout le monde adorait Joe. Ils avaient tout deux pris part aux grandes grèves. Ce n'était pas facile tous les jours, car son travail à elle ne rapportait pas grand chose mais ils se serraient les coudes. Son plus grand regret m'a-t-elle dit, était de ne pas avoir eu d'enfant de lui : après sa fausse couche, qui faillit lui coûter la vie, elle et Joe décidèrent de se suffire à eux mêmes, et c'est ce qu'ils firent – elle murmura cela en rigolant un peu. Après tout, ils avaient des amis. Bien sûr, il n'y avait plus qu'eux maintenant, et, dans peu de temps, plus rien. Assis dans un coin, Joe écoutait sa femme, et poussait de temps à autres un soupir ou un grognement affectueux. Au bout d'un moment, Joe s'éclipsa. Il revint avec une fleur, qu'il tendit à Madeleine en lui demandant son bras. Ils m'expliquèrent qu'ils allaient, comme tous les dimanches depuis leur mariage, danser à la salle des fêtes du village, où se tenaient des bals guinguettes. Je fus invité à les accompagner. Cet après midi restera gravé dans ma mémoire, et son évocation, aujourd'hui encore, m'émeut presque aux larmes. Il était étrangement beau de voir ces deux vieillards, rendus moins chétifs par leur union, comme s'ils se portaient l'un l'autre, une fleur à la poitrine de Madeleine, danser comme ils le faisaient déjà au temps de leur adolescence. La vie, pourtant, avait fait de son mieux pour les consumer : les guerres, le travail, les accidents et j'en passe. Mais tous les dimanches, depuis leur rencontre, Joe avait offert une fleur à Madeleine, avant de l'emmener danser. Ils avaient su rester des enfants. Chaque fois que je sens poindre en moi le découragement, je pense à Joe, et je me rappelle simplement qu'on peut être extraordinaire sans en avoir l'air. Joe et Madeleine continueront de vivre et de s'aimer longtemps après la fin de leur vie.

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