Chapitre 4 - Un avocat protège ses clients

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- Roh là là là, est-ce que je suis assez bien habillé ?

- Tu l'es, Henry, soupira Vincent en plaçant avec précaution ses lentilles colorées sur ses yeux.

Pour ne pas se faire reconnaître, Vincent avait eut une idée assez osée : porter un costume pendant les deux mois qui suivraient. Son absence au domaine le condamnerait peut-être au trou pendant deux ans, mais devenir millionnaire pour un simple vol lui assurait quelques arrières.

Son apparence d'aujourd'hui était d'une simplicité : s'étant simplement teint les cheveux en blanc, il avait recouvert ses cicatrices d'un gel spécial fabriqué à partir de poudre Géo et Dendro, et d'une décoction colorante faite à partir des pigments de sa peau. La mixture était longue et fastidieuse à préparer, alors il s'en était fait un stock pour deux semaines, puis en produirait quotidiennement. Quand à ses yeux, il avait simplement prit la couleur simple du doré.

Il se ferait passer pour Vincent D'Ambroise, petit bourgeois qui grâce à sa fortune avait décidé de tenter l'Université dans le cursus judiciaire. Comme il avait assez d'argent pour inscrire deux personnes, il s'était empressé d'offrir cette occasion à Henry.

Pourquoi ? En premier lieu parce que ce nigaud le méritait : il était trop peureux pour admettre qu'il avait du talent, quand il parvenait à comprendre les articles et autres rapports publics sur des affaires judiciaires sans la moindre once de formation. En second lieu, Henry était en quelque sorte son "alibi" : rentrer à l'Université seul le ferait remarquer de tous, mais à deux, on penserait que c'était des amis qui avaient décidé d'aller dans la même classe.

Tandis qu'Henry se débattait pour savoir si la chemise rouge ou la bleue était la plus adaptée pour aller avec l'uniforme, Vincent regarda par la fenêtre : la mer brillait de tout son éclat, les bateaux pêcheurs rentrant dans le port après une longue nuit de dur labeur. Des souvenirs ressurgirent au sein de son esprit, mais il les chassa ; il n'avait pas le temps d'être sentimental.

- Tu penses que Catherine me laissera lui offrir des macarons ? lui demanda soudainement son ami aux cheveux bleus (attachés en queue de cheval cette fois). Elle me prendra peut-être pour un rustre.

- Henry, répondit Vincent d'un ton abrupt, tu vas gérer : tu n'es pas un vilain garçon, tu n'es pas idiot et tu es débrouillard et persévérant.

-...Tu...Tu le penses vraiment ?

- Tu sais très bien que je ne dis que ce qui me traverse l'esprit, affirma le jeune brun en roulant des yeux. Allez, on y va.

- "On y va" ? fit une voix qu'il ne reconnaissait que trop bien. Mais où est-ce que mon garçon d'écurie va donc ?

Vincent sentit son sourire se crisper, et se retourna : Mme Jacquemoud les regardait d'un air à la fois intrigué et amusé. Malheureusement pour eux, leur maîtresse était très à cheval sur tout ce qui se passait dans sa demeure, au point de côtoyer le garçon d'écurie dans sa tâche quotidienne. L'égalité, ou la méfiance (au choix).

- Je vais accompagner mon ami à l'Université, maîtresse, s'inclina Vincent ; il savait qu'Henry avait prévenu tout le monde qu'il étudierait là-bas, et Ghislaine avait mystérieusement pourvu à tous ses frais. Peut-être avait-elle perçu le potentiel du jeune bleu ?

- Dans cette tenue ? Diantre, mais vous portez le même uniforme que notre futur juriste... Serait-ce un aveu non avoué de votre part ? supputa la noble en plaçant sa tête contre sa paume, l'air ingénue.

Bien entendu, elle ne faisait aucun commentaire sur le fait que Vincent avait des yeux jaunes ou des cheveux blancs, ni l'absence de cicatrices. Pourquoi ? Parce que bien qu'elle l'accompagnait, Vincent était toujours crotté de la tête aux pieds en travaillant, et... Mme de Jacquemoud ne l'avait jamais vraiment regardé. Seul son père, feu Albert Étienne, défunt il y a un an, connaissait le vrai visage de Vincent.

- Vous m'avez percé à jour ! soupira avec un faux dramatisme le jeune homme. J'aspire également aux mêmes espoirs que notre jeune prodige ci-présent !

- P...Prodige ? rougit Henry. Arrête de te moquer de moi !

La noble éclata de rire, puis s'approcha de Vincent, pour le regarder dans les yeux. Faisant mine d'être docile, il les abaissa, mais Ghislaine plaça sa main sur sa bouche pour le forcer à la regarder. Il dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas mordre sa douce main aux doigts fin qui sentait la camomille.

Elle le relâcha l'instant d'après, permettant à Vincent de faire semblant de se remettre à respirer. Henry vint même l'aider en tapotant son dos. La noble réfléchit quelques instants, et concéda :

- Robert m'a dit que tu es un garçon paresseux. Mais si tu es déterminé à réussir dans un autre domaine que de ramasser les déchets des autres, je ne peux pas te faire changer d'avis. Sache toutefois que tu es seul dans cette affaire : je ne mise que sur les plus prometteurs.

- Merci de m'y autoriser, madame, et Vincent s'inclina.

- C'est tout naturel, sourit-elle. Bonne chance, garçon d'écurie. Et je compte sur toi, Hnery.

- Je ne vous décevrais pas, Madame ! assura-t-il, presque au garde à vous, le regard fier.

- J'en suis certaine. À la prochaine, qui sait... Peut-être nous reverrons-nous au bal de la cour, dans d'autres circonstances...

Quand il fut sûr qu'elle fut partie, Vincent soupira de soulagement sous le regard interrogateur d'Henry, mais le brun lui indiqua d'un geste que tout allait bien. La noble était vraiment très prudente, au point où Vincent comprenait de plus en plus pourquoi Pantalone avait eu envie de l'éloigner avec un faux anneau : Ghislaine était une personne redoutable, et dans le cas où Vincent aurait échoué au vol du bijou, elle aurait tout mis en œuvre pour déloger le comte de sa place.

Ils partirent de la maisonnée, emportant le déjeuner que le commis avait préparé. Bien entendu, nulle calèche ne les attendait, et ils marchèrent et marchèrent longtemps jusqu'à atteindre l'Université. Il était déjà deux heures de l'après-midi, et les étudiants s'aggloméraient en masse devant les lourdes portes du gigantesque bâtiment.

Alors qu'Henry était époustouflé par la splendeur majesté de l'architecture, Vincent regarda les élèves et leur démarche : des nobles, des bourgeois, des "mécènés"... Aucune personne ne provenant du bas peuple. Seulement, une personne attira son regard dans la foule.

C'était une jeune fille qui regardait le bâtiment avec un mépris non dissimulé ; cheveux courts et blonds brillants, yeux jaune miel, le visage aussi élégant que les deux fleurs blanches qu'elle portait dans ses cheveux. Tout en cette jeune damoiselle respirait la force et la maîtrise de soi, tout cela enrobé dans une beauté qu'on pourrait presque qualifier de hors de ce monde.

Vincent cligna des yeux, se faisant bousculer par un élève.

- Comment oses-tu me toucher, vil manant ? cria une voix distante à ses oreilles.

Vincent se sentait si loin ; il ne cessait de regarder cette jeune fille, et soudain, elle sentit son regard et se tourna en sa direction. Son coeur battit plus vite que d'habitude, sa tête commençait à tourner. Ai-je été empoisonné ? pensa-t-il en paniquant, mais il n'osa esquisser nul geste, comme s'il était face à un papillon tranquille sur son pollen.

- Et tu m'ignores ? Quel affront ! continua la voix distante.

- Il n'a pas fait exprès, en fit une autre, plus familière.

La jeune fille détourna le regard, et s'enfonça dans le flot d'élèves envahissant l'entrée. Vincent revint immédiatement à la réalité, ou un gros visage suintant de sueur le dévisageait avec un air enragé.

- Je te défie en duel ! cria l'inconnu, retenu par Henry qui tentait de le calmer.

- Hein ? fit Vincent, encore déboussolé par toute cette expérience.

- Tu m'a bien entendu, malotru ! beugla le type qui ressemblait plus à un buffle devant un drap rouge.

Vincent soupira, et indiqua à Henry qu'ils devaient partir pour ne pas causer d'ennuis ; déjà des regards se pointaient sur eux, intrigués. Son ami à lunettes lâcha le colérique et il rejoint le brun, et s'enfoncèrent dans la foule, laissant l'autre hurler des mots comme : "scandale" ou "affront".

Quand ils furent à l'intérieur de l'Université, le flot se divisait en deux parties : les inscrits et ceux qui allaient l'être sous peu. Rejoignant le deuxième canal, qui était plus que bondé, Vincent et Henry arrivèrent à bon port après une bonne demi-heure d'attente au moins. Devant eux, des gens se prenaient la tête entre leurs mains, pleuraient ou même tentaient de frapper le personnel d'administration.

- Au suivant, fit une voix ennuyée, provenant d'une femme aux cernes bien visibles. Elle leva ses yeux vers Henry et Vincent, et soupira : Pour la dernière fois, si vous ne possédez pas la somme requise, les inscriptions hors noblesse sont prohibées...

- Nous avons la somme requise, lui assura Vincent en posant une grosse bourse sur la table. Du moins pour moi, finit-il en se tournant vers Henry.

- Je suis Henry Lecocq, de la maisonnée Jacquemoud.

La femme leva un doigt pour leur intimer le silence, et chercha un moment dans ses dossiers, puis posa son doigt sur une ligne noircie.

- Lecocq ! Voilà... Vous êtes déjà inscrit sur recommandation, pas la peine de faire un pas de plus. Allez-y, vous pouvez passer, je m'occupe de votre ami, heu...

- Vincent d'Ambroise, lui apprit ce dernier en disant au revoir d'un signe de la main à Henry. J'ai la somme convenue, maintenant vous pouvez me faire passer le test.

La femme cligna des yeux.

- Comment êtes vous au courant de...

- "Un avocat protège ses clients, faisant fi de leur intérêt ou du leur : seule le résultat compte, et il se doit d'être juste sans satisfaire tous les partis", cita-t-il avec un sourire en coin. Article 5, Alinéa 6, Les Attributs d'un Bon Avocat de Philipe Lambert. Ai-je mentionné que la page était du numéro 43 dans l'édition Garimard ?

La femme fut intriguée, puis se leva et lui fit de la suivre. Vincent s'exécuta, et ils passèrent dans d'autres couloirs, bien plus petits que celui qui accueillait les élèves, le plafond atteignant presque sa tête. Ils arrivèrent devant une porte, et la femme toqua ; un homme au nez rouge et au teint buriné l'ouvrit.

- Professeur Escoffie, je vous amène un élève assez... spécial. Pouvez-vous vous en occuper ?

- Tant qu'il ne me fait pas perdre mon temps, gargota le "professeur" en reniflant. Allez-y, entrer, qu'on en finisse...

- Sachez qu'on ne vous remboursera pas la somme que vous nous avez versé si vous venez à échouer, prévint la femme.

Vincent acquiesça, puis entra dans la salle d'examen ; elle était fade, grise, et petite : une simple fenêtre sur le mur du fond, un tableau à craies et un bureau avec deux chaises face à face. M. Escoffie se plaça dos au tableau, ce qui permit à Vincent de comprendre que l'examen ressemblerait plus à un interrogatoire qu'à une simple khôlle.

Invité par le professeur, il s'assit. Pendant que son examinateur farfouillait dans ses dossiers en grommelant, Vincent l'observa plus en détail : l'homme était vieux, les cheveux grisonnants et le front dégarni, ses rides étaient bien visibles sur son visage tiré, mais on voyait à ses mains calleuses qu'il n'avait pas toujours été professeur. Ses sourcils broussailleux et sa moustache touffue le faisait passer pour un de ces phoques du nord dans les ouvrages d'histoire naturelle.

- Bien, commençons, soupira Escoffier. Votre nom, prénom et adresse de vie.

- Vincent d'Ambroise, j'habite au 15 rue des Châtelets, le domaine de Mme de Jacquemoud.

- Pourquoi vous venez vous inscrire ici ? Quelle est votre ambition future ?

- Travailler au Hall de la Justice.

Escoffier leva un sourcil, ce qui faillit faire rire Vincent ; il aurait vraiment aimé rajouter : "et pour voler un document de la plus haute importance, et devenir le plus riche des bas-quartiers de la ville."

- Il faut plus que des simples efforts pour y parvenir, maugréa le professeur. Vous n'êtes pas d'origine noble ?

- Non.

- Où êtes vous né ?

- Je ne sais pas, mentit Vincent. Un marin m'a recueillit dans l'orphelinat André-Sur-Mer, et j'ai travaillé sous son aile jusqu'à que je sois assez âgé pour trouver ma voie. J'ai déjà vingt ans, vous savez ce que c'est.

- Eh bien, non, je ne sais pas ce qu'est ce "c'est" dont vous parlez. Passons aux questions d'ordre juridique...

C'était l'heure des choses sérieuses, mais Vincent était préparé. Quelques questions lui posèrent problème, car elles étaient hors-programme, mais celles-ci étaient faites exprès pour mesurer la distance entre ce que l'élève prenait pour acquis et son jugement propre. Une fois qu'il eut répondu à toutes les questions, le professeur le regardait d'un tout autre œil : un intérêt particulier luisait dans son regard.

- Pour un non-noble, vous êtes très cultivé. Vous allez souvent à la bibliothèque ?

- Non, avoua Vincent. J'achète ou je troc chez des marchands pour des livres en tout genre : droit, ingénierie, biologie, histoire, élémentalisme...

- Les élèves curieux sont toujours bienvenus à l'Académie, acquiesça Escoffier. J'espère vous avoir dans ma classe.

- Merci, monsieur, et Vincent se leva et s'inclina, cachant son sourire triomphant.

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