6 - La consommation est une religion

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La société de consommation a son acte fondateur : la mort de Dieu et la destruction de la culture chrétienne avec l’avènement de Nietzsche et de son Zarathoustra. La mort de Dieu est la mère de tout consommant. Avec elle est revenue la peur, la terreur sans nom, incompréhensible du néant, de la non conscience, de la fin de soi. La religion masquait le problème, elle a inventé l’immortalité comme réponse définitive accordée sous l’autorité divine – la mort avait disparu.

Mais sans dieu, nul paradis, nul immortalité et la mort est redevenue l’angoisse transcendante, auquel la consommation, en plus de la reconnaître comme le néant, n’oppose aucun subterfuge, elle la laisse à nu, sans spiritualité pour la comprendre, sans maturité pour l’accepter. Pire : en cultivant la culture enfantine du “je”, cette fausse vision individualiste, abstraite, crétine, la puissance nihiliste de la mort de soi est totale.

Elle devient la persécutrice inévitable, la fin venue tout détruire, elle pervertit chaque projection du temps en un terrible « je meurs demain » : ce sont ces paroles que les plus clairvoyants d’entre eux murmurent les soirs d’insomnie, lorsqu’ils affrontent la nature et le réel avec les mots et la raison des consommants. Voilà le genre de conflit violent et insurmontable qu’imposent les temps modernes, voilà les plaies gardées ouvertes d'où, nécessairement, doivent jaillir milles et une névroses pour préserver l’être.

Dès lors, chaque rappel de la nature renvoi à la mort inévitable, au dépassement et à l’impuissance totale de l’être : l’amalgame est accomplit entre le nihilisme et la nature. Le spectacle comme mécanique d’aveuglement, la mort comme garde-fou de cette dernière : la société les a rendu incapables de croire en l’immortalité, les voilà sous la domination du bâton de la mort. La lutte inconscience se joue entre le spectacle ou le néant, la marchandise ou le néant, l’ignorance ou le néant.

C’est là l’origine de l’obligation à l’ignorance, à la morale, à la soumission collective – en somme, par le même moyen qu’a toujours trouvé la société pour exister. Rendre inutile la lutte et le combat, conserver l’individu dans l’inaction pour placer l’angoisse au cœur de son être : c’est à ce moment que le besoin de hiérarchie, de mensonge et de domination pervertit l’être au plus profond de lui. Comme une nécessité reine, au-delà de la cohérence, de la rationalité, ou de l’idée même de puissance, de bonheur, de paix. La soumission transcendante, la soumission, à tout prix.

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Le consommant refuse de voir sa nature, non à cause de son être détruit, mais bien par l’incapacité de ne pouvoir distinguer de l’âme qu’un amas flou et grossier de désespoir. Le consommant est sans spiritualité : il ne voit rien, il est incapable de déterminer sa propre misère, incapable d’en mesurer l’étendue, de lui donner nom et cause. Seul reste perceptible l’impuissance face à un vide dont chaque pas vers lui ne fait qu’amplifier l’obscurité, la terreur, l’étendu du mal. Elle semble insurmontable, infinie et reste mystérieuse : c’est autrement plus dangereux et terrifiant que la misère elle-même.

Le non-être, la mort, le non-sens : tous ces concepts apportés par la décadence sont a l’état précédant leurs formulations par la raison : en tant qu’angoisse existentielle pénétrant sans un mot l’être et sa perception du réel, bouleversant l’équilibre : elle exprime des sensations et des douleurs là où le consommant ne présuppose aucune existence de l’être. Sa seule expérience transcendante et profonde, ce sont ces affres incompréhensibles, ce danger constant. C’est ce qu’il a toujours connu, ce tout lui-même, ce pourquoi son monde existe.

Une cathédrale noire bâtie et protégée par un instinct idiot, dépassé, dominant.

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Continuons alors la critique de l’économie psychologique du consommant par une constante : sa prétention à démasquer la supercherie religieuse, particulièrement chrétienne, en lançant sur la table un lot de maximes affirmées comme autant d’évidences définitives. Le procès de la religion est exécuté en quelques mots, le débat spirituel inhérent à l’espèce humaine est annoncé comme clos, enfin, après tant de tentatives, tant de réflexions – tout cela n’était en fin de compte que ridicule, et rien de plus.

Plus la critique se porte loin dans le temps, mieux elle semble se passer d’arguments : elle devient expéditive. Un dieu du soleil, un autre du vin, c’est pour eux une entrave idiote à la liberté, à la vérité, la folie d’un enfant. La religion, dans tous ces aspects, ils la rejettent, la maintienne étrangère, pourquoi ?

Aucune valeur du consommant n'est le fruit du hasard. L’incompréhension de la religion et son instinctive condamnation cache un danger : la religion, pour être admise réellement, demande un sens spirituel. Chose que la conservation ne laissera jamais se développer : la capacité d’une profonde introspection est la première opposante à la société de consommation, elle en porte les valeurs de condamnation – tant l’homme moderne est un malade.

Les manifestations religieuses sont autant de résistances d’une certaine science de l’âme, d’une élévation de l’esprit vers des valeurs non-marchandes. La religion vulgaire provoque la consommation, elle lui rappelle tout le mysticisme lié à l’existence humaine, elle lui rappelle son passé de toujours et à quel point elle peut être crédule – elle est un miroir trop fidèle.

La religion, dans son opposition par la tradition, est une contradiction permanente au spectacle : si le consommant est incapable de critiquer le sien, celui des autres rappelle qu’il ne suffit pas de se croire dans la vérité pour l’être : que deux convictions opposées peuvent être sincèrement portées par deux Hommes différents. Sa conviction puisant sa valeur uniquement dans l’hégémonie actuelle de la marchandise, et non dans une rationalité mais dans une continuité historique, le chrétien lui renvoie son propre reflet – un reflet qu’il ne peut regarder sans se détruire lui-même.

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Ce qui est pourtant certain, c’est la valeur humaine portée par la consommation – la vitalité, le recul, l’apaisement, la joie, la légèreté, bref la puissance – est largement inférieure par rapport au bouddhiste, au chrétien, au vieux grec et au regretté amérindien. Lui seul est devenu incapable de spiritualité. Il s’identifie par le rejet et la peur sous le faux voile du progrès et de la raison. Il se veut libre mais ne sait rien de la connaissance de l’âme accumulé par l’histoire, il ne peut rien connaître de ses mécaniques, de sa transcendance. Il se maintient totalement étranger à lui-même, enfermé dans les névroses et les passes-temps. Plus que quiconque, le consommant est le produit aliénatoire et misérable de sa société, dominé sans possibilité de résistance par ses instincts.

Il se moque comme l’enfant, prétend à l’évidence comme l’enfant : et comme l’enfant, il est incapable d’un véritable jugement sur lui-même. Lui pourtant, s’il parvenait à une critique religieuse pour lui-même, se rendra compte de toute l’absurde ironie de cette habitude.

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Et qu’importe si l’existence des Dieux n’étaient pas la vérité : à une exception près, ce sont toujours les mensonges qui ont fait la réalité des hommes. Voilà ce qui était le quotidien du religieux du passé mais qu’il faut répéter aujourd’hui aux consommants ignorants : la valeur d’une idée n’est pas dans sa vérité, mais dans la puissance qu’elle procure. Cela, ils ne peuvent pas l’accepter.

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Qui possédant de longues oreilles ne peut reconnaître en Noël un rite à la gloire de la consommation ? Qui ne voit-il pas dans la célébration constante de l’objet par la publicité omniprésente, un culte aussi grossier et vulgaire que dans les pires des religions ?

L’univers entier du consommant est religieux, il prêche les même maximes : « la marchandise est la fin de tout, elle est l’accomplissement, le désir est le plus légitime des droits et le bonheur est dans son assouvissement ».

Les prêtres sont devenus des marchands, des politiques, un spectacle usant du même discours moral : mondialisation, argent, dette, état, marché, progrès, développement, loi : rien qui ne soit basé sur une quelconque réalité, des mots vides qui ne sont que des moyens à la domination : cela n’a-t-il pas la même odeur que la vieille volonté divine aliénatoire ?

On ne parle plus d’autorité de Dieu mais du désir, c’est le culte de la liberté par la marchandise, l’accomplissement par sa possession. Le narcotique a remplacé l’ascétisme, l’écran la prière, internet comme cathédrale où tout s’obtient dans l’immédiat, où nul contrainte n’est plus imposée aux caprices. La quête de la vertu s’est transformée en une accumulation de signe du bonheur – dont le caractère sacré sert à convaincre qu’il s’agit là du bonheur véritable – du seul bonheur possible.

L’universalité face à Dieu, ce rejet de la différence, de la puissance par l’aplatissement des comportements humains de l’égalité – cette morale typiquement chrétienne – est maintenant assurée par l’argent. Chacun pouvant prétendre au ciel ou à la fortune, à l’accomplissement culturel – même si c’est toujours pour le prêtre que l’ouvrier construit les églises.

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Hier le prêtre s’est rendu indispensable aux instants transcendant de l’existence : la naissance, la jeunesse, le mariage, la mort. Aujourd’hui, les révolutions industrielles ont rendu possible la désincarnation de l’autorité en la marchandise. Elle a pu investir l’ensemble des instants de la vie, se rendant partout indispensable pour tout.

La consommation est une religion incapable d’assumer sa nature, ses temples, ses rites. Elle se cache dans des slogans, des caprices, des symboles : autant de dominations vicieuses et inconscientes. Le consommant a même perdu la volonté de la grandeur religieuse, de la beauté divine – on ne construit aujourd’hui rien de plus beau qu’un supermarché.

Toutes les forces semblent désincarnées : les prêtres, les rites, les dieux, la morale, hier était si facilement nommable par les croyants : eux le criaient avec fierté. Mais maintenant, il n’y a même plus cet orgueil, il n’y a plus cette ridicule force d’affirmer les convictions par de grands mots. Incapable de croyance en dieu, on ne croit plus qu’aux caprices. Le consommant se veut athée, mais entre le religieux et lui, il n’y a que les mots qui ont changé.

La décadence n’a pas été stoppée par l’abondance, au contraire : elle en a fait un arsenal de dominations inédites. Ce qui empêchait les prêtres chrétiens de s’imposer davantage dans l’existence du peuple était de l’ordre technique, celle que la technologie a résolu. Le déclin se poursuit donc : d’abord la chrétienté à arrêté pour la première fois la création de Dieu, la consommation en a lui supprimer son apparence, jusqu’à la nier totalement – il la pratique pourtant, avec assiduité, comme un lâche.

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Qui protège les consommants de la naïveté morale des peuples faibles du passé ? Ils déduisent de leurs jugements définitifs du christianisme une sorte d’immunité face à la décadence, ils se sentent rassurés dans leur bonne culture, leur seule vérité. C’est là un mépris identitaire, le ciment des sociétés. Un mépris si semblable à celui des chrétiens pour Rome, un mépris répété par tout peuple rejetant son passé pour se construire, juste de quoi être assez fier pour que le peuple répète : « Je suis le progrès, nos valeurs condamnent le passé, donc je suis légitime, meilleur. »

C’est une simple question de valeur : deux peuples en concurrence auront une morale opposée – ne serait-ce que par simple orgueil. Alors la condamnation ne protège de rien, elle n’offre qu’un jeu d’opposition d’enfant à l’égard du christianisme – au mieux, leurs prêtres porteront un autre nom que “curé”.

Rien ne différencie le consommant de ses ancêtres : il n’est pas philosophique, ni sage, ni spiritueux ou scientifique – même s’il accumule les signes pour s’en convaincre. Il ne possède rien de plus pour se réaliser le recul nécessaire et l’apprentissage de l’expérience passée. Il a bien de grandes bibliothèques où sont enfermés sagement les grands penseurs, juste pour la bonne conscience et l’argument d’être le peuple de la connaissance – mais bien sûr, jamais personne ne prend le temps de les lire, ou sans rigueur, avec une volonté identitaire cachée d’accumuler encore une fois les signes sans en tirer d’autre contenu.

Aujourd’hui, on n’assume aucune censure, on rend surtout inutile, incompréhensible : on ne veut rien imposer, on est trop faibles pour cela.

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Avec Dieu est morte l’idée qu’une société était bâtie par une force dominante : c’est Dieu qui était à l’origine de la structure sociale – il était la cause du pourquoi et du comment. Le peuple avait sa fierté, il avait son destin qui le dépassait : La grandeur, il l’avait délégué – rien de mieux pour la vivre pleinement. Un temple, un rite, une transcendance, une fierté : rien de plus n’était nécessaire. Aujourd’hui, combien de spectacles, combien de création, combien de temps et de travail ne dépense-t-on pas puisque nous sommes incapables de nous satisfaire ? Les consommants n’ont d'autres besoins que ceux des athéniens : mais ils ont besoin de détruire le monde sous le drapeau de la bureaucratie, faute de pouvoir s’incliner avec suffisamment d’honneur.

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Il y a pourtant bien une différence entre les consommants et les autres peuples du passé : l’évolution technologique, politique et économique ont offert à la décadence de nouveaux narcotiques vicieux, inédits de violence, de perversités, comme autant de moyen de domination – et cela, bien sur, sans aucune contrepartie spirituelle, au contraire.Y a-t-il eu peuple plus vulnérable? Accumulant d’un côté l’ignorance et de l’autre tant de nouvelles formes d’asservissement vers la décadence ? Son indépendance demande un record de vigilance, d’énergie et d’effort – jamais l’âme ne fut gardée si loin de sa nature.

Le consommant n’a plus d’histoire, ni de culture profonde, ni de solitude ou de nature révélée pour lui rappeler son humanité. Il doit vaincre les affres humains en plus des narcotiques emmenés par le progrès, voilà une terrible tache. Hier était plus propice à la noblesse, au point que le chrétien est aujourd’hui a l’avant-garde de la valeur !

Jamais un peuple ne fut si menacé et impuissant que celui des consommants. Mais la faiblesse les contraints à une unique réaction face à cela : ils prétendent encore plus fort à l’identité, à la liberté, à l’évidence. Ils appartiennent néanmoins, qu’ils le veuillent ou non, à l’histoire humaine de la décadence – et cette civilisation ressemble bien à son ultime concrétisation, à l’œuvre finale de la décadence enfin libérée de toutes ces vieilles contraintes naturelles.

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On offre jamais librement de la puissance à un peuple : on la cède aux dominants - à la décadence. Dès lors, comment le progrès aurait pu finir autrement ?

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