Chapitre 9.3

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Après deux semaines de trajet, les marins arrêtèrent de le provoquer, voyant que rien n’atteignait le prisonnier. Une certaine complicité était née entre Lefi et lui. Aucun autre membre d’équipage ne lui adressait la parole, mis à part le cuistot.

Quant à Lenaïs, elle n’avait pas appris grand-chose sur la brume : Eliah restait discret et évasif à ce sujet. Il ne lui faisait pas assez confiance malgré son envie de se débarrasser de cette malédiction. Lorsqu’ils seraient à Neuf Soleils, Lenaïs serait son seul moyen de ne pas être abandonné et lâché en prison. Si elle n’avait pas percé le secret de la brume d’ici là, elle refuserait de le laisser, il en était certain.

Pourtant, il se sentait de plus en plus paralysé par cet épais coton. Il faisait ses corvées comme mû par une force extérieure qui dictait à ses muscles quoi faire. Par moment, il était dans les dortoirs à nettoyer et quelques secondes après, il avait l’impression de se réveiller sur le pont, en train de briquer. Mais lorsqu’il regardait le soleil dans le ciel, plusieurs heures s’étaient écoulées. Ces absences lui faisaient peur. C’était de pire en pire depuis qu’il était sur l’Île. Il en avait brièvement parlé avec Lenaïs, et elle en avait conclu que sa malédiction était liée à la planète. A Rianon, l’action de la brume avait été moins forte et elle reprenait en puissance à présent qu’il était revenu.

Il se décida néanmoins à en dire un peu plus à Lenaïs. Il avait pu constater que la femme était intelligente et pleine de ressources. Il l’avait félicitée concernant l’installation de la douche, et la femme lui avait expliqué avec passion et fierté le système de recyclage de l’eau. Le dispositif fonctionnait grâce au mouvement des vagues engendrées par le navire. Cependant, un détail avait étonné Eliah. Lenaïs disait avoir utilisé la metelite pour purifier l’eau. Il fut étonné que le cristal soit utilisé à ces fins. Rianon utilisait cette pierre extrêmement rare pour compenser sa perte de technologie sur l’Île. Pourtant, jamais les colons n’avaient trouvé de metelite sur la planète sanctuaire. Si les envahisseurs apprenaient l’existence du cristal, ils auraient une nouvelle raison d’envahir la planète, songea Eliah avec un frisson. Etait-ce encore un secret jalousement gardé par les Îliens ? Le jeune homme s’était contenté de froncer les sourcils.

Elle avait également, grâce à l’aide de ses pouvoirs, fait installer un jardinet où des légumes poussaient. Les plantes se trouvaient à l’arrière de la dunette, légèrement surélevées. Il réussit à échapper au cuistot et retrouva Lenaïs là en fin d’après-midi.

Peu importait la température, la femme portait toujours un long manteau qui dissimulait son handicap. Dessous, elle avait revêtu une chemise ample et un pantalon brun serré au niveau des genoux. Elle était assise près d’une petite plante en mauvais état, un sceau d’eau se trouvait à côté d’elle.

L’ombre du jeune homme se dessina sur la végétation et elle releva la tête. De sa main valide, elle se protégea les yeux pour voir Eliah et l’invita à s’asseoir. Il savait que Theo était au gouvernail à cette heure-ci et qu’il pouvait passer par le pont supérieur sans se faire réprimander. Il prit donc place à côté de l’Eire.

« Qu’est-ce que tu ressens quand tu fais de la magie ? », demanda-t-il.

Elle le dévisagea quelques instants, comme si elle cherchait à déterminer s’il était sérieusement intéressé par la question. La plupart des pirates à bord ne lui avait jamais demandée, même Thanael. Le don leur paraissait tellement exceptionnel et hors de portée qu’ils ne s’étaient sûrement jamais questionnés.

« C’est difficile à dire, lança-t-elle. Je me sens puissante, j’ai l’impression que je peux faire n’importe quoi, et pourtant je ne sers pas à grand-chose.

̶ Lefi m’a raconté que tu as soulevé une immense vague l’autre fois… »

Elle haussa les épaules et ses joues s’empourprèrent de fierté.

« Je peux faire des petites choses facilement, surtout avec la nature. »

Pour illustrer ses propos, d’un simple mouvement des doigts, elle souleva une bulle d’eau dans les airs, qui provenait du sceau, et la déposa sur la plante mourante. Elle entoura une feuille rabougrie entre son index et son pouce, et quelques secondes après, le végétal était en pleine forme.

« Je ne créé pas de nouvelles choses, je me contente de modifier ce qui existe déjà. Comme ce petit plan de tomate par exemple. C’est comme si je devais le convaincre que tout va bien, et qu’avec un peu d’eau et de magie, elle peut retrouver la forme. »

Elle fit une pause, l’air pensive et coinça une mèche rebelle derrière son oreille. La femme était assise de façon à ce que ce soit la partie valide de son visage qu’Eliah voie. Il distinguait à peine les cicatrices blanches sur sa mâchoire gauche. Elle faisait toujours en sorte que des cheveux dissimulent cette partie. Il hésita à lui demander comment elle s’était retrouvée ainsi, mais il n’osa pas.

« J’ai l’impression de jouer à dieu par moment, reprit-elle. C’était beaucoup plus difficile avec la vague, mais je ne doutais pas une seconde que j’allai réussir. »

Jamais elle n’aurait avoué au prisonnier qu’elle avait été sur le point de s’évanouir sous l’effort. Un sourire se dessina sur ses lèvres devant le regard admiratif d’Eliah.

« Quand je me concentre, je peux sentir que la plante vit. Je sens la magie qui t’entoure également. »

Elle arrosa le reste des plantes, toujours avec son don. Eliah resta silencieux à côté d’elle. Il profitait de ces quelques instants de répit. Le soleil lui réchauffait le dos et il se sentait apaisé, malgré son corps épuisé. Depuis le pont principal, les éclats de voix des hommes lui parvenaient. Ils jouaient aux cartes, et la voix caverneuse de Mogz retentit, se plaignant de la triche constante des autres participants. La mer était calme et brillait sous le soleil. S’il avait pu, Eliah se serait allongé pour dormir. Cet environnement avait le don de le calmer. Même s’il était très souvent éreinté par ses corvées, le jeune homme se sentait bien sur le navire. Depuis que les trois pirates avaient arrêté de le harceler, Eliah appréciait le temps passé ici.

Cependant, il ne pouvait oublier ce qui l’attendait, une fois qu’ils seraient à Neuf Soleils. Le trajet représentait une sorte de sursis pour lui, même s’il aurait apprécié être plus intégré à l’équipage, mais cela ne pouvait pas se faire en deux semaines.

La femme le fit sortir de ses pensées :

« J’ai encore du mal à comprendre la magie. J’ai essayé de faire des recherches, seule, mais ça n’a rien donné. J’espère trouver de l’aide à Neuf Soleils. Peut-être même que quelqu’un pourra te débarrasser de ta brume. »

Le jeune homme n’osa pas dire qu’il avait peu d’espoir. Lenaïs était la première personne avec le don qu’il rencontrait. Même s’il avait passé la majeure partie de sa vie dans un village en autarcie, il était prêt à parier que personne sur le navire n’avait croisé d’autre mage. Ceux qui possédaient le don étaient trop rares.

« A ce propos, je dois te dire quelque chose », avoua Eliah.

Il lui raconta le sentiment qui l’avait envahi pendant son combat contre le pirate. A ce moment-là, la peur l’avait quitté, il s’était senti libre. Il n’avait pas eu l’esprit aussi clair depuis des mois. Pourtant, en lui racontant, il fut incapable de donner des détails précis. Il avait l’impression que ses souvenirs s’effaçaient à mesure qu’il essayait de les décrire.

« C’est pour ça que j’ai fait les étoiles… sur mes bras. C’était le seul moyen de faire partir la brume. »

Il détourna le regard, gêné. Il n’aimait pas parler de ça. Les Îliens étaient mal à l’aise face à ses cicatrices en forme d’étoile.

Lenaïs se redressa et remit en place sa veste sur ses épaules.

« Hum… Donc tu arrives à faire disparaître la brume de deux façons pour l’instant : par la douleur et l’adrénaline.

̶ Mais j’ai l’impression qu’après un long moment d’adrénaline, comme après le combat, la brume est encore plus violente. »

Ils méditèrent tous les deux pendant quelques longues minutes. Eliah se laissa aspirer par la contemplation de la mer. Dès qu’il avait un peu de temps libre, le jeune homme admirait l’étendue d’eau. Elle étincelait de mille feux avec le soleil qui avait bientôt fini sa descente dans le ciel. Au loin, il aperçut un remoud, sûrement causé par un animal marin.

L’autre jour, des baleines avaient émergé près du navire. C’était un spectacle fascinant, Eliah n’avait jamais vu une telle créature, aussi grande et majestueuse. Les cétacés avaient entouré le navire et formé une danse gracieuse qui resterait gravé à jamais dans sa mémoire. Leur jet avait arrosé certains hommes. Même les marins expérimentés, en mer depuis des années, avaient apprécié le spectacle. Ils étaient tous sensibles à l’océan et ses trésors.

Eliah se demanda si Lenaïs avait pu sentir les mammifères, effleurer les esprits. Etait-elle capable de contrôler un animal aussi gros ? Il eut soudain une idée.

« Tu as dit que tu arrivais à convaincre la plante, n’est-ce pas ? »

Elle fut sortie de ses pensées et acquiesça, sans trop comprendre où il voulait en venir.

« Quand tu as essayé de m’enlever la brume, tu as tenté par la force et ça n’a pas marché. Peut-être… peut-être qu’il faut convaincre mon esprit ? Tu vois ce que je veux dire ? »

Elle se frotta le menton et fronça les sourcils.

« Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé.

̶ Et si on essayait sur autre chose ?

̶ Comme quoi ?

̶ Une baleine, un dauphin, n’importe quoi. »

Une flamme s’alluma dans le regard de l’Eire. Il n’aurait su déterminer s’il s’agissait d’excitation ou de peur. Peut-être un mélange des deux.

« Après tout pourquoi pas. On peut essayer. »

Ils se levèrent et rejoignirent le bastingage. Le jeune homme avait cru apercevoir une baleine quelques minutes plus tôt, mais il ne distingua rien. Il aurait aimé plonger dans cet océan aux couleurs froides, sentir les vagues se refermer autour de lui et le sel envahir sa bouche. Peut-être même aurait-il aperçu un animal marin.

« C’est incroyable », marmonna Lenaïs.

La femme se cramponnait à la rambarde, ses jointures avaient blanchi. Il n’avait jamais vu son visage aussi resplendissant. Les rayons du soleil illuminaient ses cheveux dorés qui formait une cascade dans son dos. Ses yeux brillaient tellement qu’il crut discerner des larmes pendant quelques secondes. Soudain, elle sembla tomber en arrière. Il la rattrapa de justesse.

« Ouf, ça m’a étourdie ! »

Le captif hésita à la lâcher, mais la femme se dégagea doucement. Elle le remercia du regard.

« Je n’avais jamais essayé, c’est tout bonnement fabuleux. Je ressens tout. Le requin qui traque sa proie, les crevettes qui se laissent porter par le courant, même les algues ! »

Ses joues se tintèrent de rouge. L’expérience paraissait sensationnelle et Eliah fut presque jaloux de ne pas pouvoir la partager. Son don était si puissant qu’elle avait accompli cet acte avec une simplicité déconcertante. Son énergie ne semblait même pas entamée et cet étourdissement n’était pas dû à la fatigue, mais à la stupeur de caresser tous ces esprits, dans l’eau.

L’Eire se tourna une nouvelle fois vers la mer et tandis sa main devant elle. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Enfin, une baleine émergea de l’eau, plongea sur le côté et une gigantesque gerbe d’eau déchira le ciel.

« C’est toi qui as fait ça ?

̶ Oui ! » s’exclama-t-elle.

Eliah ne trouva pas de mot pour décrire son admiration. Il sentit l’excitation grandir en lui. Si la femme était capable de diriger l’esprit d’un tel animal, alors elle n’aurait aucun mal à lui enlever la brume !

« Il ne s’agit pas de les obliger, mais de convaincre leur esprit, tu as raison. »

Elle remarqua son silence et les tremblements qui avaient gagné ses doigts.

« J’ai déjà lu dans les pensées, mais jamais je n’ai essayé de modifier un esprit humain, prévint-elle. Je ne sais pas ce qu’il risque d’arriver. Tu es prêt à tenter quand même ? »

Theo lui avait dit que la brume avait empêché l’Eire de lire les pensées du prisonnier, il craignait que cette expérience échoue, pourtant la gorge serrée par l’émotion, il acquiesça. Etait-ce enfin le moment qu’il attendait depuis des années ? Son cœur battait la chamade, il s’imaginait déjà avoir l’esprit clair en permanence. Ils se rassirent sur le rebord du jardinet.

Elle se rapprocha un peu de lui et commença à avancer sa main valide avant de stopper son geste en l’air, hésitante. Le doute le gagna également, et il s’imagina le pire. Et si la magie de Lenaïs était trop forte et endommageait son esprit ? Ni l’un ni l’autre ne savait comment procéder, ni quelles seraient les conséquences. Pourtant, la femme semblait assez sûre d’elle. Après tout, elle avait réussi à créer une vague gigantesque, et même à contrôler une baleine. Elle semblait enorgueillie par sa puissance. Elle manipulait seulement les plantes, et un animal pour la première fois. Ce n’était rien comparé à un esprit humain.

Eliah ne doutait pas de sa force magique. La blonde semblait vraiment puissante. Mais cette expérience était risquée. Pourtant, s’il voulait se débarrasser de la brume, il fallait prendre des risques.

La gorge serrée, il hocha la tête. Lenaïs approcha sa main et effleura la tempe du jeune homme. Son contact était doux et chaud. Il préféra fermer les paupières, incapable de soutenir le regard de la femme. Ses mains tremblaient légèrement.

Il y eut comme un flash lumineux devant ses yeux clos, puis tout devint noir.

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