Les Portes du Multivers

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  « Pourquoi tout est toujours bizarre avec toi ? » Il ne sait pas. Il en a toujours été ainsi. Elle veut l'emmener à cette fête foraine, et cela devient comme existentiel. Cela dit, se retournant vers elle, il trouve sur son visage plutôt de l'amusement et un petit air intrigué que du reproche. Elle sourit malicieusement. « Moi je crois que je sais » Elle ne dit rien de plus et retourne à son secret. Et ils continuent à avancer, et passent sous le porche où l'on lit une inscription curieuse : « La trouvaille rend libre ». Alors, prise de fantaisie, murmurant ce mot de libre, elle dénoue ses cheveux, les envoie jouer avec le vent ; et elle tourne sur elle-même, et sa tenue devient bleue et légère ; et elle rit.

 Nous sommes en la 7e année solaire de l'ère Tatanot, ce qui signifie : répétition. La découverte des Portes du Multivers remonte à des temps immémoriaux. Personne n'en sait plus ou presque ; ce qu'on en apprend à l'école ou dans les médias est très limité et imagé. Seuls sont dépositaires de nos connaissances sur le sujet ceux qu'on appelle les Gardiens, et dont on dit qu'ils détiennent les clefs du Multivers - encore une métaphore. C'est comme si ayant balayé la pièce inconnue du regard, quelque chose nous avait arrêtés sur le seuil et poussés à une grande prudence. D'ailleurs, on raconte qu'à part quelques excentriques, les Gardiens sont d'humeur taciturne. C'est comme s'ils souffraient un fardeau inexprimable, c'est comme s'ils avaient découvert quelque chose au bord de l'univers, peut-être un gouffre, peut-être des monstres, et ne pouvant raconter leur terrible découverte, leur terrible vérité, gardaient celle-ci pour eux-mêmes.

 Il lui prit la main et l'emmena à un stand où il prit de la biscotte qu'ils partagèrent. Ils restèrent immobiles un instant. On vit passer une gerbille. D'un air amusé, elle prit un Faisceau et fit apparaître un minidraco qui fit fuir la pauvre bête. Ensuite elle se planta juste en face de son compagnon, le contempla attentivement, et amena ses doigts à ses oreilles. Surprise de ne rien trouver, elle lui donna l'un de ses deux émetteurs. C'était un modèle récent à fils. Certains prétendaient qu'ils étaient ainsi autrefois ; en tout cas, c'est par esprit de romantisme que ceux-ci se présentent ainsi. On entendit un air récent, Souvenirs de la galaxie...

 ...Remember remember
 When the curve was standing by
 Was standing by your side
 By the sight of Jupiter
 Dancing through the loops
 Memory of the distance
 Remember remember...

 Elle changea alors et fit jouer un très vieux morceau trouvé par hasard. Night sky, de Moonrise. Elle lui désigna la voûte de sa main. Par-delà les teintes pourpres, on voyait danser les étoiles. Ils firent quelques pas sous elles. On entendait au loin les stands scander leurs invitations : "Cuisine vintage ! venez goûter de la raclette !" "Faune et flore d'ailleurs ! découvrez les acariens et les rhododedrons"...

 D'un air soudain sérieux (comme malicieusement sérieux), elle lui dit : "Viens". Il la suivit vers une attraction nouvelle du parc. C'était proche alors ils pouvaient y aller à pied ; et tandis qu'ils avançaient, il devinait où ils allaient. Ils arrivèrent. Elle le regarda d'un air curieux, et lui dit : "Je crois que je sais ton secret. Et à mon avis, tu n'es pas très tenté. Mais entre, entre pour moi..." Il soupira, et ne dit rien. Il regarda le bâtiment. L'intérieur se présentait comme une galerie de glace. Il le connaissait, en fait. Mais il ne l'avait jamais parcouru en tant que visiteur. Sur l'entrée, en haut, on lisait : "Venez découvrir vos doubles". On entrait, on nous scannait rapidement, on faisait quelques pas, et devant nous s'étendait une infinité de reflets se répondant les uns aux autres, mais ce n'étaient pas vraiment des reflets, c'étaient des écrans sur lesquels on voyait des personnes à l'autre bout du Multivers, quelque part, n'importe où, mais littéralement comme nous, en tout cas jusqu'à présent. Et sur les glaces, on voyait peu à peu certains se distinguer des autres : la bifurquation avait lieu. C'était un spectacle inexprimable.

 "Je n'entrerai pas." il dit tout sec. "Pourquoi ?" "Je ne peux pas." "...Je vais te dire ton secret : tu es un Gardien. Je le sais depuis que je t'ai rencontré". Les femmes... C'était sa faiblesse. Il y en avait toujours une, dans la réalité et surtout dans ses rêveries... "Il y a une loi qui vous interdit de participer aux attractions ?" elle continua sans attendre de réponse. Il essaya de nier son affirmation, mais il comprit vite qu'elle ne le croirait pas. Alors il dit : "Non. Il n'y a aucune loi telle. Mais si tu en étais une aussi, tu comprendrais." "Tu as peur ? On raconte des tas de choses sur ce que vous trouvez dans vos explorations. On raconte que vous obéissez à Belzébuth". Il la regarda surpris, en silence. Puis : "Tu sais, quand on franchit ce pas, plus rien n'a de sens. Si on le fait sérieusement." "Pourquoi ?" "Nous ne sommes que des fragments de rien du tout, des pages d'un livre dont personne n'a jamais atteint la première ou la dernière page. Il n'y a ni début, ni fin, ni haut, ni bas, ni bien, ni mal. Il n'y a que ce qui est." Elle ne comprenait pas. C'était une vérité qu'il ne pouvait transmettre. Elle lui prit la main et le fit avancer. Il la retint. Elle lui dit : "Tu n'as jamais essayé je présume ? Tu n'as donc aucune curiosité ?" Il lui expliqua : "Quand on connaît ses doubles, on ne connaît plus rien, plus rien particulièrement. Tout est dans tout. ..." Il s'interrompit, il sentait combien son discours était absurdement compliqué. Elle parvint à le tirer à l'intérieur. Ah, pauvre fleur bleue...

 On entendit une série de bruits sourds et des éclats partout. Sur le sol, du verre brisé, quelques gouttes de sang, et des douilles chaudes. Debout, un inconnu, un badge au veston, brandissait son pistolet fumant.

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