Chapitre 17 : Les ruines abandonnées (1/3)

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ARZALAM

Quel avenir pour la magie ? Cette question requérait de sombrer dans les limbes du passé, à une époque où notre institut nourrissait encore l’espoir d’acquérir une influence politique. À cette période, mes connaissances étaient moindres tandis que mes relations s’avéraient plus… atypiques.

Rien ne valait le confort d’un banc en bois face à une superbe fontaine où l’eau miroitait de plus belle. Il s’agissait de l’endroit idéal pour parcourir un livre dont j’avais prévu la lecture depuis longtemps. Tout juste venais-je d’atteindre la vingtaine et d’intégrer la prestigieuse académie des mages. Toutefois, un vide m’emplissait encore, et je n’avais pas su le déterminer avec précision.

Comment se serait tracée ma carrière si Lynta ne m’avait pas rejoint ce jour-là ?

Unique parmi les mages, Lynta jouait autant sur la sobriété que sur la simplicité. Peu d’entre nous se baguenaudaient dans un accoutrement aussi simple, consistant en une veste noire munie d’une cape en laine brune. Elle était en train de cornaquer sa fille, une charmante enfant dont la moue grogneuse déparait en partie la pureté de son visage.

— Va jouer avec les autres enfants, avait proposé Lynta en se penchant vers elle.

— Ces gamins ? avait râlé Jyla. Maman, j’ai passé l’âge !

— Tu viens à peine d’avoir six ans ! Laisse les grandes personnes discuter entre elles, tu veux bien ? Promis, je n’en ai pas pour longtemps.

La petite fille s’était soumise à l’autorité de sa génitrice dès que cette dernière avait ébouriffé ses cheveux. Une excuse comme une autre pour dialoguer avec moi, loin des oreilles encore trop naïves des enfants. Il était toujours ardu d’interpréter les émotions de Lynta, mais en s’installant à côté de moi, un sourire malsain avait étendu ses lèvres, ce qui renforça son regard froid. Qu’est-ce que cela signifiait ? Je l’ignorais encore après deux décennies.

— Tu appelles cela une promenade ? s’était-elle moquée. Arzalam, la vérité ne se situe pas dans les livres.

— Les livres révèlent au contraire beaucoup de vérités, avais-je répliqué. Ils m’aident à mieux appréhender le monde qui nous entoure.

— Sois plus convaincant lorsque tu tentes d’avoir le dernier mot. Tu peines encore plus que pour discuter avec ma petite sœur.

Non content de m’avoir laissé penaud, déchiffrant mes sentiments mieux que quiconque, elle n’avait plus daigné prolonger ses pensées par son regard. Comment avais-je pu me montrer si peu éloquent ? J’avais déposé mon livre et je m’étais penché, songeur. Le moment idéal pour constater combien Lynta prenait du plaisir à se caresser le bas du ventre.

— Tu es encore enceinte ? m’étais-je renseigné.

— Encore ? s’était indignée mon amie. Ne dit-on pas qu’être parent est la plus belle chose qui soit ? J’accoucherai de ma troisième fille et de mon second fils d’ici quelques mois. Cinq enfants, c’est le nombre idéal, n’est-ce pas ?

— Attends un peu… Tu sais déjà que ce sont des jumeaux ? Ne me dis pas que tu as utilisé ta magie !

— Et pourquoi pas ? La magie m’a permis d’accoucher sans douleur à trois reprises, j’ai bien le droit de sonder mon propre corps, non ? Ne tire pas cette tête, Arzalam. Tu rejoins mon avis sans l’assumer, sinon tu ne flânerais pas dans la bibliothèque, piochant des livres auxquels personne n’ose toucher.

— Je suis curieux, rien de plus. Les cours théoriques dispensés à l’académie ne me suffisent pas, j’aimerais connaître l’origine de la magie, son évolution, ses possibilités…

— Nous connaissons son origine : c’est la même que la nôtre. Et son évolution est facile à résumer aussi. Deux types de personnes ont coexisté : les êtres purs, qui utilisent le flux baignant en eux, et les infidèles, qui rejettent leur nature même. Malheureusement, les deuxièmes ont toujours été la classe dominante.

Que racontait-elle ? D’aucuns l’auraient condamnée pour ses propos extrémistes. Bien sûr que je soutenais la liberté d’expression, néanmoins, tout concept se heurtait à ses limites.

— Je ne te suis pas, avais-je balbutié. Tu proclames que les mages sont supérieurs ? Ce sont des paroles…

— Discriminatoires ? m’avait coupé Lynta sur un ton dédaigneux. Mon pauvre Arzalam, te voilà maintenant soumis à l’opinion générale. Laisse ton idéologie de côté et affronte les faits : regarde tout ce dont les mages sont capables. La magie ne s’arrête pas aux simplistes sorts incandescents ou de projection. Nous pouvons nous téléporter, dévier les rayons lumineux, nous soigner des pires blessures. Nous sommes même capables de défier la mort elle-même ! Ces pouvoirs ne nous rendent-ils pas supérieurs aux citoyens ordinaires ?

— Ces mêmes pouvoirs servent d’arguments pour nous dénigrer.

— Sais-tu pourquoi on nous dénigre ? Parce que nous constituons une minorité. La majorité trop faible pour développer son flux intérieur préfère nous accuser de tous les maux de notre monde, surtout par jalousie. La réalité a prouvé que la cohabitation était impossible. Mais j’ai ma solution…

— La solution est déjà présente, Lynta : l’entente commune ! Baisse d’un ton, bon sang, certains ont fini en prison pour moins que cela !

— Nous sommes tous des mages. Mes parents l’ont été, ma sœur et moi le sommes, mes enfants le seront. Pourquoi ne pas appliquer l’apprentissage à tous ? Plus personne ne sera massacré pour maîtrise de la magie si tout le monde maîtrise la magie. Réfléchis-y, Arzalam.

Ces paroles s’apprêtaient à résonner dans mon esprit des années durant. Lynta avait gardé son même sourire malsain, son même regard froid, et le dialogue s’était clôturé ainsi. Pourquoi n’avais-je pas dénoncé ses idéaux extrémistes ? Parce que je croyais naïvement qu’une solution pacifique pouvait être obtenue. Comment avais-je pu me fourvoyer à ce point ?

Les affirmations de Lynta n’étaient pas totalement fausses non plus : les mages savaient réaliser des prouesses imaginables. Cette architecture récompensait notre opiniâtreté. C’aurait été parfait si Ralaia et Elmaril n’avaient pas secouru Gurthis, lui dont l’esprit embrouillé gâchait cette contemplation. Cinquante-six jours depuis notre départ, vingt-deux depuis le décès de notre chef, et nous étions enfin parvenus à la destination suprême.

Des années de recherche et de cuisants échecs avaient payé ! Le destin me remerciait pour mes loyaux services, me voilà face à une merveille de l’humanité, à des ruines qui dépassaient l’imagination. Sur ce piton de Temrick, dans un lieu inapte à accueillir la vie, une construction humaine détonnait avec le névé. Un édifice colossal enfoui sous la roche compacte ! L’astre diurne irradiait les pierres noires savamment amoncelées en sus de teinter les nuages d’une zébrure orangée. Au-dessus d’une allée striée de pavés gris, des arcs se joignaient jusqu’à une immense entrée. Cette porte incurvée révélait un motif assez sibyllin : des courbes de longueur et couleur diverses s’entremêlaient de part et d’autre de la surface. Était-ce la représentation du flux magique ? Bien que notre académie adoptât également cette image, j’ignorais si elle était universelle. L’essentiel était de me pâmer devant cette preuve des exploits de notre communauté. Pourquoi ce moment ne durait-il pas éternellement ?

Non, ce n’était pas fini, mes interrogations devaient trouver leur réponse. Notre acharnement nous avait menés vers ce lieu captivant duquel émanait une aura mystique. Le lac gelé ne recevait plus la furie des rafales en dépit de sa dislocation provoquée par la tempête. Certes, le climat s’était détérioré sur une longue période, mais le volume des grêlons et l’intensité du vent dérivaient d’effets magiques. Plus aucun doute n’était permis : une volonté extérieure nous avait conduits là. Autant s’y plier jusqu’au bout en découvrant les secrets inhumés dans les ruines.

Mes compagnons saisirent les raisons de mon obstination après tout ce temps. Cette découverte clouait Jyla, Bramil et Jaeka sur place. Je ne devais plus insister pour les convaincre de la justesse de mes motivations. Les précédents explorateurs, qui qu’ils fussent, avaient effectué une rude ascension et immortalisé leur passage à Temrick. Dans leur intarissable quête du savoir, ils avaient endossé divers rôles, de mages à architectes. Tout cela relevait encore de la supposition… Plus pour longtemps.

— C’est impressionnant ! s’exclama Bramil, subjugué. Jamais je n’aurais cru voir une chose pareille de ma vie !

— Nous y sommes, enchaînai-je en écartant les bras. Alors, êtes-vous encore indifférents face aux prouesses des anciens voyageurs ?

— Comment ont-ils bâti tout ceci ? demanda Jaeka. Cela me paraît inconcevable… Une telle bâtisse exige des années pour être construite.

— Il n’y a qu’une manière de le savoir.

Leur enthousiasme était vacillant. Ces ruines ne suscitaient pas que de la fascination. Pourquoi Jyla semblait-elle toujours indécise ? Réalisait-elle seulement la portée de cette découverte ? Ses motivations semblaient se porter ailleurs : naïvement, cette jeune femme pensait que son devoir était de protéger nos citoyens à l’aide de ses pouvoirs. Un rôle trop sérieux à l’image de son caractère. Nos aptitudes étaient censées s’ouvrir à d’autres horizons, établir de nouveaux préceptes et percer les mystères de notre humanité. Pourquoi peu de consoeurs et confrères partageaient mon point de vue si évident ? Les jeunes usaient et abusaient de leurs compétences sur le terrain tandis que les vieux consultaient de vétustes bouquins sans en puiser tout le savoir qui y était enfoui.

Cela devait cesser ! Un véritable mage savait unir les domaines et saisir les opportunités. Enfin… Me murer dans le passé s’avérait futile. Ici se scellerait une fois de plus l’avenir d’une communauté trop souvent vilipendée. À moi de m’assurer qu’il nous fût favorable.

Avais-je besoin de sonder l’intérieur, comme l’avait fait Jyla dans la précédente grotte ? Explorer à pied me paraissait plus opportun dans l’immédiat. Je devais conserver mon flux pour plus tard, quoique je pusse utiliser la quantité contenue à l’intérieur.

Mes compagnons étaient d’une lenteur… Pourquoi maintenant ? Stenn et Gurthis marchaient par eux-mêmes, mais ils peinaient à supporter le poids de leur jambe. Margolyn et Elmaril les devançaient tandis que Ralaia s’assurait de leur bonne santé. Pourquoi Jyla s’enquérait d’eux alors qu’ils n’en valaient pas la peine ? Elle avait perdu son temps à les secourir et ils n’avaient même pas exprimé leur gratitude !

— Je ne peux plus nier l’évidence, marmonna le soldat. Les mages ont eu une certaine influence ici. Reste à savoir laquelle…

— Cet endroit a l’air plus accueillant que la grotte, dit la guerrière. Je suppose que vous voulez y aller.

— J’ignore combien de temps je serai capable de marcher, avoua l’érudit. Je préfère me reposer à l’intérieur, dans un lieu chaud et confortable.

— Comment allons-nous entrer ? demanda la guérisseuse, inspectant le motif. Ce n’est pas une entrée conventionnelle. Où est la fichue poignée ?

Tous les prétendus obstacles étaient franchissables : nous venions de braver une tempête, une entrée verrouillée était insignifiante en comparaison. J’y posai donc ma main et transférai mon flux depuis ma paume. Instantanément, la porte vrombit, les gonds tremblèrent, libérant des volutes de poussière. Des quintes de toux s’emparèrent des autres, mais la lumière interne combla ce problème. Une illumination artificielle imprégnait les lieux, mieux encore, l’architecture extérieure se prolongeait dans une haute salle où des colonnes joignaient le sol lisse et le plafond courbé. Déjà l’entrée présentait des composantes intéressantes ! Je me plaçai en tête de groupe afin de m’y engager.

— Comment as-tu ouvert la porte ? s’étonna Ralaia. Je ne comprends rien de ce qui se passe aujourd’hui. D’abord une tempête qui disparaît en un rien de temps, maintenant ça…

— Facile, répondis-je. Cette porte s’ouvre par contact magique. Il m’a suffi d’y appliquer un simple sort pour libérer le passage.

— Ne dis pas ça comme si c’était évident ! ergota Jyla. Tu veux dire que nous n’aurions pas pu rentrer si la compagnie n’avait pas de mages ?

— Le problème ne se pose pas, Jyla. Le destin voulait que nous entrions ici.

C’était plutôt plaisant de prononcer des paroles mystérieuses, en fait. Me voilà donc meneur… S’agissait-il d’une fonction interchangeable que nous revendiquions à tour de rôle ? Je devrais plutôt me focaliser sur ce qui se tapissait devant nous. Une âme indépendante nous amenait certainement sur le bon chemin, mon devoir consistait à m’y ajuster.

Un coup de vent nous fouailla dès notre entrée. La porte venait de se fermer d’elle-même ! Margolyn s’y précipita et chercha un moyen de la rouvrir.

— Nous sommes coincés ici ! s’affola-t-elle. Comment allons-nous sortir ?

— D’autres sorties existent, rassurai-je. Suivez-moi et nous les trouverons.

— Es-tu certain ? interrogea Jyla. Tout comme nous, tu n’es jamais venu ici auparavant. Tu ne connais pas mieux cet endroit, que je sache. Alors pourquoi prétends-tu nous mener ?

Ma partenaire touchait un point sensible. Combien de temps cette compagnie pouvait supporter d’avoir un mage comme chef ? Leurs plaintes s’éternisaient, se répétaient, s’enlisaient dans la médiocrité inhérente à notre espèce. Il était temps de prouver ma valeur au sein du groupe.

Je chassai ces mauvaises pensées de mon esprit : inutile de s’attarder sur des vétilles. Mieux valait me concentrer sur une étude approfondie des lieux. La poussière et les toiles d’araignée indiquaient l’âge avancé des lieux. Des fissures jonchaient le sol ocre par surcroît. L’état des lieux demeurait toutefois intact pour des ruines abandonnées. Une lumière jaunâtre se propageait à partir des interstices du mur latéral. Sa transmission mettait en exergue une sculpture. Une sculpture très intéressante… Au fond de la salle, devant la seconde porte, se dressait une statue de femme. Comment était-ce possible ?

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