98. Alice

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Je me retrouve dans un camp de déplacés, la plupart ont fui leur village pillé par des groupes armés dans le Nord-Est du pays. C’est ma première visite, je suis accompagnée de Norbert le chauffeur, et d’Elvis l’ingénieur.

Nous sommes encerclés d’enfants qui accourent au cri de « Muzungu ! ». Ils ne sentent plus les roches volcaniques qui leurs lacèrent les pieds, ils ne voient plus les tentes blanches qui s’étalent à perte de vue ni leurs mères qui observent, méfiantes, cette blanche bien nourrie qui visite la misère. Elles ont raison de ne pas s’enflammer, je n’ai rien à leur donner.

Elvis me montre les latrines construites pas notre ONG, des cabines de toiles plastifiées tendues sur quatre piquets en bois. Je me propose de les essayer pour combler un besoin pressant. Le plancher en bois est percé d’un trou en forme de losange dans lequel il s’agit de viser. Il semblerait qu’il y ait eu des ratés, rapidement squattés par des mouches surexcitées.

Une histoire me revient, une histoire survenue dans un camp évacué par le gouvernement quelques jours auparavant. Chassés du camp, les gens ont emporté tout ce qu’ils pouvaient en fuyant, ils ont même récupéré les toiles et les structures en bois des latrines. La nuit venue, un homme a voulu traverser le camp mais, privé de lumière, il n’a pas vu les fosses béantes, laissées à l’air libre sans protection. On a trouvé son corps le lendemain, noyé dans un mélange de merde, de pisse et de sang…

On repart un peu plus loin pour vérifier l’état de la pompe alimentant le réservoir qui approvisionne le camp en eau. Après moult cahots et soubresauts dans des chemins boueux et caillouteux, le 4x4 s’immobilise à proximité d’un champ au bord du lac. Le chauffeur reste dans la voiture et je suis Elvis entre de maigres plants de manioc.

On n’a pas fait trois pas qu’on entend des voix et des rires à proximité. On repère soudain un groupe de personnes qui festoient bruyamment au beau milieu du champ. Une dizaine de militaires assis sur des souches d’arbres s’amusent en compagnie de quatre femmes qui dansent en chantant. La scène est un peu étrange mais ça ne me déplait pas de voir un peu de joie dans un endroit aussi peu propice à la fiesta.

Trois militaires viennent à notre rencontre et nous invitent à les rejoindre en Swahili. Mon enthousiasme est vite refroidi par les reflets des kalachnikovs qui scintillent au soleil. Elvis a l’air embarrassé. Je lui demande :

— Qu’est-ce qu’ils disent ?

— C’est un militaire qui fête la naissance de son fils. Ils voudraient que tu ailles les saluer.

— Ah oui, je me disais bien que j’avais entendu le mot Muzungu… Tu crois qu’on peut y aller ?

— Comme ils sont armés je pense que c’est mieux d’aller leur dire bonjour, mais vite.

— Ok… allons-y vite fait alors. Ils ont l’air content en tous cas.

Alors que nous approchons pour saluer le groupe, plusieurs hommes se lèvent pour me serrer la main. Ils rient fort et s’amusent de cette situation incongrue tandis que les femmes restent en retrait. Muettes, elles observent la scène avec une forme de curiosité inquiète. Elles guettent les réactions des hommes, des mâles dominants qu’elles ont l’air de connaître un peu trop bien… Je reste sur mes gardes sans m’inquiéter outre mesure car je sais que ma couleur de peau me protège. Ici comme partout, il est beaucoup plus risqué de tuer un blanc qu’un noir, même un militaire peut comprendre ça. Et puis ils font la fête, ils s’amusent, ils ne cherchent pas les emmerdes.

Un militaire s’avance vers moi en marchant de travers, une kalach sur l’épaule. Ses yeux vitreux transpirent l’alcool et la marie-jeanne. Je réponds aux plaisanteries des autres tout en lui serrant la main. Il tient encore ma main droite dans la sienne quand il attrape brusquement mon cou de la main gauche pour attirer ma bouche vers ses lèvres goulues. Je me dégage instinctivement et le repousse d’un geste ferme mais suffisamment mesuré pour ne pas attiser la violence latente de l’instant. Je m’écarte en protestant :

— Ah non, non, ça va pas être possible là ! On va vous laisser. Bonne journée.

— Non, non ! Restez ! Danse pour nous muzungu ! insiste un militaire en rigolant.

— Non, désolée. On travaille là, dis-je d’une voix ferme qui m’impressionne moi-même.

— Oui, on travaille. On doit y aller, renchérit Elvis en me guidant vers la pompe située sur la rive du lac en contrebas.

Je le suis d’un pas rapide et lui demande :

— Mais qu’est-ce qu’ils foutent là ces militaires ?

— C’est des soldats de la Garde Républicaine. Ils gardent le terrain.

— Ah bon pourquoi ? C’est juste un champ… Il est à qui ce terrain ?

— A la femme de Kabila. Du coup ils sont toujours là quand on vient travailler.

— Ah d’accord… et ils vous dérangent pas trop ?

— Si, souvent il viennent nous embêter, mais on peut rien y faire. C’est l’armée personnelle du président, ils font ce qu’ils veulent.

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