96. Alice

3 minutes de lecture

Le lendemain de mon arrivée, je retrouve mes colocataires près des voitures qui nous attendent pour partir au bureau. Je monte en voiture avec ma coloc américaine et rencontre Jimmy, un jeune chauffeur qui m’inspire immédiatement beaucoup de sympathie. Les gardiens nous ouvrent les grilles de la maison et une flopée d’enfants se rue vers la voiture en criant. Les souvenirs de la veille m’inspirent d’abord un réflexe de crainte et je me demande comment je vais me sortir du pétrin qui s’annonce. En y regardant de plus près, je me rends compte que les enfants qui courent en suivant la voiture sourient en faisant de grands gestes amicaux, certains sont même morts de rire en criant « Muzungu ! Muzungu ! » comme s’ils voyaient le spectacle le plus divertissant du monde. Je demande :

— Ça veut dire quoi Muzungu ?

— Ah ah ! Muzungu, c’est ce qu’on dit en Swahili pour dire blanc ! répond Jimmy en rigolant.

— Ah bon ? Mais pourquoi ils disent ça ? C’est si bizarre que ça d’être blanc ?

— Bah pour eux oui, on peut dire que c’est un peu bizarre. Il y a pas souvent des blancs qui viennent dans ce quartier alors quand ils en voient un ça les amuse.

— Ah ok… Mais ils aiment bien les blancs ou pas trop ?

— En vérité, ça dépend des gens. Il y en a qui n’aiment vraiment pas les blancs, mais pour la plupart ça va… Regardez, là c’est la plage du peuple.

— La quoi ?

— La plage du peuple. C’est un des seuls endroits de la ville où tout le monde a accès au lac. Les gens ils viennent ici chercher de l’eau, laver les vêtements et les motos, et se laver aussi.

Je découvre une plage couverte d’ordures diverses et variées, mais aussi de centaines de petits poissons qui sèchent au soleil en attendant d’être mangés. Faute d’eau courante dans de nombreux quartiers de la ville, des dizaines de femmes et d’enfants remplissent des bidons pour leur famille. Les enfants me paraissent minuscules, certains n’ont pas plus de cinq ans. Ils avancent péniblement sur la route, leurs corps rachitiques ployant sous des kilos d’eau qu’ils portent sur la tête ou l’épaule jusqu’à leur masure de misère.

Après trente minutes d’un trajet tortueux et cahoteux dans le vacarme des klaxons, je découvre les locaux de l’ONG. Un gardien prend la température de tous ceux qui passent le portail pour prévenir le risque d’épidémie d’Ebola, la règle est simple : si on a de la fièvre on ne rentre pas. Je signe ensuite un registre pour pointer et je me désinfecte les mains au gel hydroalcoolique. Je pénètre dans les locaux et demande le bureau d’Adèle, elle m’accueille chaleureusement puis me présente mes collègues. Les rôles sont répartis de la manière suivante : les expatriés décident et les Congolais exécutent. Ça se décline dans l’ameublement puisque les expatriés ont leur propre bureau tandis que les Congolais se tassent sur des tables d’écolier non attitrées. Les plus mal lotis sont les chauffeurs qui travaillent vingt-quatre heures d’affilée et passent la journée à conduire sur des routes cabossées ou à attendre dans leur voiture.

Cette première journée s’est plutôt bien passée, tout le monde a été sympa avec moi, je suis rassurée. Je me dirige vers les chauffeurs postés dans la cour du bâtiment pour rentrer chez moi. Ils sont trois à discuter près des voitures siglées aux couleurs de l’ONG.

— Bonjour, je m’appelle Alice. Excusez-moi de vous déranger mais je voudrais rentrer à la guesthouse 3, est-ce que vous savez qui pourrait me ramener ?

— Oh ! La guesthouse 3, c’est moi. Bonjour madame, je suis Rosco.

— Enchantée.

Il a une bonne cinquantaine d’années, le crâne chauve et les traits creusés. Son regard perçant exprime à la fois la souffrance et la volonté d’un homme endurci par la vie. Quand il sourit, son visage s’adoucit et semble rajeunir. Il reprend :

— C’est la première fois au Congo ?

— Oui, la première fois en Afrique même ! C’est vraiment nouveau pour moi.

— Ah c’est bien ! Vous savez, ici c’est dur.

— Hum, c’est ce que j’ai compris oui. C’est vraiment la guerre ici.

— Oui, c’est la guerre ! Ça fait longtemps, ça s’arrête jamais. Moi, j’étais là pendant le génocide. Ils ont pris un bébé et ils l’ont pilé comme ça, devant moi, il y avait du sang partout, et il accompagne ses paroles d’un geste vif et saccadé, comme s’il serrait entre ses doigts nerveux le pilon meurtrier…

S’il cherche à m’impressionner, on peut dire que c’est gagné.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Annabelle Dorio ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0