83. Alice

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Après un an d’aller-retours, Chris laisse tomber la médecine et les cours d’anatomie pour étudier la biologie à la fac de Nantes.

Je nous retrouve dans le petit appartement de Talensac où nous vivons deux années durant. Fini le couvre-feu et les toilettes communes de l’internat, fini les escapades pour fumer la nuit sans se faire repérer, fini les aller-retours en train et les adieux de quai de gare. J’ai besoin de m’évader et ma nouvelle vie avec Chris me redonne du courage. C’est la récompense de longues années d’espoir, la concrétisation d’un rêve que nous portons depuis tellement longtemps que nous nous en réjouissons un bon moment.

Quand je rejoins Chris le soir, j’oublie la prépa pour retrouver la vie. La lumière est tamisée, l’air est enfumé, la vaisselle traine dans l’évier et on regarde Dragon Ball Z à la télé. Je savoure ces moments impensables dans ma vie d’avant. Je me sens libre, loin des obligations et des normes sociales. Chris m’apprend à m’écouter, à suivre mes désirs sans m’assimiler à ceux des autres. C’est long. J’ai du mal à m’affranchir de l’influence de mon éducation, à faire la différence entre ce qu’on attend de moi et ce que je veux vraiment. Les schémas de pensée qu’on m’a inculqués brouillent depuis trop longtemps l’expression de ma propre volonté.

Chris me donne plus de tendresse et d’attention que je n’en ai jamais reçu mais un profond malaise s’installe au fond de lui. Il s’adapte mal à l’ambiance agitée de la ville. Il a de plus en plus de mal à prendre le tram pour aller en cours le matin. La cohue, le regard des gens et la promiscuité le dérangent. Il tient bon pendant des mois, jusqu’au jour où il rebrousse chemin en arrivant à la station de tram. Le scénario se répète et Chris manque de plus en plus de cours. Il attend un message, un appel de la fac mais rien. Personne ne se soucie de son absence. Il voudrait y retourner, mais comment ne pas se faire remarquer ? Depuis le temps qu’on ne l’a pas vu tout le monde va le regarder, le questionner… Alors il n’y va plus.

Je mets du temps à réaliser ce qu’il se passe. Quand je comprend, je ne réagis pas vraiment. Je me refuse à décider pour lui, alors que j’ai moi-même l’impression de subir ma vie. Je ne veux rien lui imposer et je le regarde passivement sombrer.

Je commence vraiment à m’inquiéter quand Chris commence à s’isoler. Il ne voit plus ses amis de la fac et a de plus en plus de mal à quitter l’appartement. Il se renferme sur lui-même et perd le goût de la vie. La souffrance et le mal de ce monde l’obsèdent à tel point qu’il ne peut plus s’en détacher, il ne peut plus les tolérer. Il se réfugie dans les jeux vidéo pour occuper ses nuits et se lève rarement avant midi. Je me dis que ça va passer.

Je me lève le matin pour aller en cours sur le petit vélo rongé par la rouille que j’ai acheté à un étudiant chinois et j’attends de rentrer pour passer la soirée affalée à ses côtés sur le canapé. Je vois Chris couler toujours plus profondément dans le marc de ses idées noires. Je ne sais pas comment l’aider, il est trop tard. J’aimerais lui faire voir les choses différemment mais nos discussions se résument souvent à la confrontation bornée de deux modes de pensée diamétralement opposés. L’optimisme et les espoirs que je porte se heurtent au pessimisme et à une réalité que je ne peux ignorer. Chris se révolte contre des choses qu’il ne peut pas changer et me reproche de les accepter. Il expose des vérités qui me font douter sur mon propre mode de pensée. Suis-je aveugle, égoïste ou résignée ?

Je suis perturbée par ses discours et je ne sais comment répondre à la rage sourde qui l’habite. J’ai du mal à me remettre en question, la mauvaise foi altère ma lucidité tandis que le manque de confiance en moi nourrit ma culpabilité. Je me renferme dans un mutisme sourd et cloisonné. Ma vision est troublée par les images superposées de ce que je voudrais être, de ce que je crois être, de ce qu’on me demande d’être et de ce qu’on me dit être, si bien que je n’arrive plus à discerner qui je suis vraiment.

Au bout de ma deuxième année de prépa, je passe les concours et me retrouve admise à Grenoble et Toulouse. Ce sont de bonnes écoles et la ville de Toulouse me semble particulièrement plaisante, mais comme ces écoles sont moins bien classées que celle qu’Ariane a intégré quelques années auparavant, je le vis comme un échec. A quoi bon avoir été une élève modèle toute ma vie si c’est pour faire moins bien que ma soeur qui n’a jamais brillé par ses résultats scolaires, et dont on ne donnait pas cher il n’y a pas si longtemps ? Je ne ferai sûrement pas mieux qu’Adrien avec son bicorne doré de Polytechnicien, mais mes parents me le répètent, je manque d’ambition, étant donné mon potentiel je devrais viser le top 3, rien de moins qu’une école parisienne. Moi-même je trouve que ce serait dommage, vingt ans d’efforts, de soumission et de formatage foutus en l’air, tout ça pour finir dans une école moyenne et devenir commerciale, ce mot qui me hérisse le poil, qui me suit partout et que malgré moi je poursuis, tout ça pour bosser pour une boîte pourrie, vendre du PQ ou du shampooing pour enrichir des actionnaires qui ne branlent rien… Alors comme mon frère et ma soeur avant moi, par orgueil et par peur de regretter de n’avoir pas exploité ce fameux potentiel, je me résigne à redoubler ma deuxième année de prépa pour viser l’excellence, le top du top de l’école de commerce, ce qui se fait de mieux en France pour distinguer l’élite dirigeante de la plèbe asservie.

Après une troisième année de prépa, des centaines de grammes de haschich et d’éprouvantes semaines de concours, je suis admissible dans toutes les meilleures écoles de commerce de France, HEC comprise. Mais ce n’est pas fini. Il s’agit maintenant de passer les oraux pour être définitivement admise. Dans la plupart des écoles, les oraux se résument à un entretien d’une vingtaine de minutes devant un jury de trois personnes et à deux entretiens en langues étrangères où il faut palabrer sur un article de journal en fournissant une analyse assez percutante et consensuelle pour avoir l’air intelligent sans remettre en question le système dominant. On vous pose des questions pour vous déstabiliser et il s’agit de rester courtois et pertinent tout en ayant l’air naturel et sûr de soi, dans le tailleur ou le costard acheté pour l’occasion pour ne pas être disqualifié d’office. Car on nous le rabâche : La première impression est capitale.

Pour mettre toutes les chances de mon côté, j’investis dans un tailleur parfaitement cintré avec une jupe et un chemisier bleu-roi savamment décolleté. Je sors la trousse à maquillage qui traine dans le fond de mon armoire de toilette et je m’entraîne à me maquiller, parce que je sais bien qu’une fille non maquillée est perçue comme négligée par beaucoup de gens, à croire que le visage naturel d’une femme ne soit pas digne d’être montré… Il faut bien le dire, je suis assez canon dans cet accoutrement et il est évident que la beauté jouera en ma faveur face à des examinateurs majoritairement masculins puisque s’il n’y a aucun mérite à être belle, il n’empêche, ça aide. La seule chose sur laquelle je ne cède pas ce sont les talons, de toute façon je serais incapable de marcher avec sans avoir l’air ridicule donc j’opte pour une paire de ballerines en faux cuir noir en espérant que ça ne va pas trop se voir.

Pour me chauffer, je commence par passer les oraux des écoles les moins prestigieuses : Reims, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Lille, Nice, Grenoble, Lyon… En trois semaines, je fais le tour de la France en train pour assurer mes arrières, au cas où le top 3 ne voudrait pas de moi. Aux entretiens, il suffit de dire que je suis admissible à HEC pour qu’on me fasse les yeux doux, la jupe et le décolleté s’occupent du reste.

Arrivent ensuite les oraux des parisiennes, et là c’est une autre affaire. Parce qu’en plus des entretiens classiques, il faut passer des épreuves de culture générale, de maths ou de géopolitique à l’oral. Le pire c’est les oraux d’HEC, on doit rester trois jours sur le campus pour passer toutes les épreuves. Trois jours coupés du monde, parce qu’on est logés sur place et qu’il n’y a rien d’autre à faire dans la petite ville de banlieue peuplée de bourgeois retraités où l’école est implantée. Ah il est beau le campus ! Les amphithéâtres spacieux, le parc et son étang, les bars et les installations sportives au bord du lac… tout est fait pour qu’on n’en sorte pas, pour rester entre soi. Contrairement aux autres écoles, les oraux sont ouverts au public, mais pas n’importe quel public : les étudiants des meilleures prépa parisiennes qui passeront les concours l’année suivante viennent observer les candidats qui passent leurs épreuves, ce qui leur donne un avantage notable sur ceux qui, comme moi, viennent de la province et n’ont jamais été formés à ces épreuves un peu spéciales. Il y a notamment l’épreuve du « face à face », qui comme son nom ne l’indique pas, se passe à trois : On nous donne un sujet de débat, il y en a un qui joue le rôle du « convaincant », l’autre le « répondant », et le troisième joue « l’observateur ». C’est une sorte de simulacre de débat télévisuel où il s’agit de tirer son épingle du jeu en se distinguant de ses adversaires par ses capacités rhétoriques. Quitte à être là, je fais de mon mieux en improvisant, mais je sens bien que ce milieu a quelque chose de consanguin, tous les gens se ressemblent et je vois beaucoup trop de gens habillés en Dior et en Chanel pour me sentir à mon aise. Au bout de trois jours, je n’ai qu’une crainte : avoir fait suffisamment illusion pour être admise à HEC. Parce qu’au fond de moi je sais que je ne veux pas appartenir à cette caste, mais dans les faits je ne sais pas si j’aurais le courage de refuser d’en faire partie si on m’y acceptait, parce que j’ai tout fait pour y entrer et que mes parents ne comprendraient jamais un tel choix. Par chance, la question ne se posera pas. La première école de commerce de France ne voudra pas de moi, en revanche la deuxième m’acceptera.

Suivant la loi des classements, j’intègre donc cette prestigieuse école de commerce située dans une autre banlieue parisienne, moins bourgeoise celle-là. Je ne partage pas l’enthousiasme de mes parents mais je m’accroche à l’idée qu’un diplôme reconnu m’ouvrira plus de portes dans la vie. Je me rassure en me disant que je trouverai bien un moyen d’utiliser mon master sans renier mes valeurs. J’arrive même à me convaincre que j’aurai plus de chances de pouvoir changer le système de l’intérieur…

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