52. Adrien

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Face à moi, un homme d’une trentaine d’année, casque Bose sur la tête, suit une série sur sa tablette. A ses côtés, une jeune fille un peu ronde, mais plutôt jolie avec ses cheveux coupés court, envoyés en arrière dans un style décoiffé avec un seau de gel, casse du bonbon sur son smartphone en faisant une petite moue blasée. Des écouteurs blancs dans les oreilles, elle aussi s’est réfugiée dans sa bulle connectée et fera le voyage à alterner Candy Crush et Whatsapp.

Déprimé par la vision de mes voisins, je jette un œil par curiosité dans le wagon pour compter les casques. Facilement un tiers des passagers a quelque chose sur les oreilles. Voyant que ça va être dur de se distraire en tapant la discute avec quelqu’un de désœuvré, je me résous à rester seul face à mes démons.

Une semaine a passé depuis l’appel d’Ariane. Elle va bientôt repartir en Afrique et m’a annoncé que les parents étaient retournés chez eux. Alors je me suis décidé à monter voir Alice.

Il était hors de question de croiser mes parents. Pas maintenant, alors que le grenier que je transforme pour en faire ma maison n’est encore qu’un chantier, qu’il est toujours possible de douter et qu’un grain de sable peut encore tout mettre par terre. J’ai besoin de la preuve irréfutable que j’ai réussi, malgré toutes les difficultés, à réaliser mon rêve. Fini les appartements trop petits. Tous les sacrifices consentis doivent aboutir à quelque chose de tangible. Je veux offrir à ma famille une belle maison, voir mes filles trotter sur le parquet que j’aurai posé et ma femme ranger ses vêtements dans le dressing que je lui aurait monté. Je sais que le plus dur est fait : j’ai réussi à trouver assez d’argent pour financer le projet, tout le gros œuvre est fini, la charpente a été modifiée, la couverture rénovée, j’ai construit mes planchers, tiré mes réseaux... Ce n’est plus qu’une question de temps, maintenant que je bascule dans des tâches plus conventionnelles de finition.

En plaquant mon ancienne vie pour suivre ce rêve de gamin, je suis devenu un autre homme, ou plutôt, je suis redevenu moi-même.

Je le ressens si fortement, cela me semble si évident, si visible, qu’il me parait même superflu d’avoir à expliquer quoi que ce soit dans ce choix. Je me doutais bien que l’annonce allait surprendre mes parents. Les choquer même un peu... mais je ne m’attendais pas à être rejeté.

Ça s’était fait en un instant, quelque chose d’imperceptible dans leur regard s’était modifié. Un peu comme lorsque l’on croit reconnaître au loin quelqu’un de familier et que l’on découvre que finalement, en se rapprochant, c’était juste un inconnu.

— Moi, j’ai toujours pensé que tu n’aurais jamais dû partir de ta boîte, m’a lancé ma mère en touillant nerveusement son café.

— Mon travail à la direction de Carrefour ?

— Celui-là était bien oui, mais non, je parle d’avant, quand tu étais à Paris près des Champs-Élysées.

— Quand je faisais du conseil en stratégie ?

— Oui, je trouve que tu étais bien là-bas. C’était classe. Imagine, si tu y étais resté, où tu en serais maintenant !

J’imaginais très bien et ça me rendait malade. Ce que je n’avais pas imaginé, c’est que mes parents puissent m’en vouloir. Il s’estimaient presque trahis. Ce n’était pas la peine de faire tant d’études pour en arriver là, à porter des bidons et à peindre des murs. A aucun moment ils n’ont éprouvé le désir de comprendre les motivations profondes de mes choix, car cela n’avait tout simplement pas de sens pour eux. Dans ce changement de vie, j’avais brûlé toutes nos économies et nos perspectives financières allaient être modestes tout au plus. L’incongruité de la situation leur empêchait littéralement de voir au-delà de mes difficultés économiques, le bonheur rafraîchissant que j’éprouvais à avoir trouvé ma voie.

— Ah, quel malheur ! s’était exclamé ma mère en contemplant le ventre de ma femme qui commençait légèrement à s’arrondir. Vous ne pouviez pas faire attention, non ? Déjà avec la première ça va pas être facile, alors avec celui-là en plus, vous allez faire comment pour l’élever ?

Tout ce qu’ils percevaient, c’était mon déclassement social, et par ricochet, un peu le leur. En délaissant la stabilité et la sécurité d’un emploi bien payé pour une aventure où je gagnerais difficilement ma vie, j’avais failli. J’étais devenu un prolétaire. J’avais fait machine arrière, tout droit vers le milieu dont eux s’étaient extraits et qu’ils ne pensaient plus jamais devoir côtoyer. Quand on s’est quittés, j’ai eu la sensation glaçante d’assister à la scène en dehors de moi-même. Les personnes qui se séparaient étaient des étrangers. Mes parents sont partis prestement, sans se retourner. Ils étaient déjà loin quand j’ai enfin refermé la porte de la maison. Le front appuyé contre la vitre en verre sablé, la main toujours crispée sur la poignée, j’ai senti un vide immense me creuser un gouffre dans la poitrine. Je faisais face au moment le plus difficile de ma vie et j’ai compris que j’étais seul.

Le haut parleur annonce enfin que l’on arrive en gare de Lyon. Tiré de mes ruminations, je réalise d’un coup la raison pour laquelle je suis venu à Paris. Alice... C’est si abstrait encore, je n’arrive pas à ressentir la moindre émotion pour elle. Je me rends compte que j’ai passé les quatre heures du voyage à ne penser qu’à ma gueule. Et j’entends ma voix intérieure me chuchoter que finalement, je suis bien comme mon père, qu’on n’échappe pas à la génétique. J’ai le sang froid et un cœur de pierre. Je me dégoûte.

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