49. Alice

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Un jour à la récré, on commence à se regrouper pour jouer au foot comme d’habitude, quand un garçon décrète :

— Ah non, les filles elles jouent pas au foot.

Interloquée, je demande :

— Ah bon pourquoi ?

— Le foot c’est pour les garçons, qu’il répond. Nous on joue pas avec les filles.

Quand je vois qu’il est sérieux et que les autres garçons ne bronchent pas ou pire, acquiescent, je commence à me dire qu’il y a un problème. La surface du terrain de foot, c’est 80% de la cour de récré et le foot, j’y joue tous les jours depuis des années. Alors d’un coup, parce que je suis une fille, je n’aurais plus le droit d’y jouer ? Ce jour-là, je prends conscience pour la première fois du sexisme et parce que je refuse de subir cette injustice, je ne lâche pas l’affaire et continue de discuter. Le garçon ne veut rien entendre, il est persuadé d’être dans son bon droit de mâle et n’a pas d’autre argument à m’opposer que « C’est nous les garçons qu’on est les plus forts alors c’est nous qu’on décide ».

Ulcérée par tant d’absurdité, je perds patience et finis par lui mettre un coup de genou dans les couilles. L’effet est immédiat, il abdique et les autres garçons décident comme par magie que finalement, il n’y a pas de raison pour que les filles ne jouent pas au foot.

A partir de là, le coup de genou dans les couilles va devenir ma grande spécialité, une solution magique que je ferai goûter à tous les garçons qui viendront m’embêter. C’est très efficace et j’en abuse parfois, d’autant plus que je ne me rends pas compte de la douleur que je leur inflige. Ça n’empêche pas les garçons de m’apprécier, ils apprennent simplement à ne pas me faire chier. Pour ma part, je deviens beaucoup plus attentive aux inégalités de traitement entre les filles et les garçons, en premier lieu dans ma famille. Je m’interroge sur le rôle de ma mère qui en plus de son métier d’infirmière, passe l’essentiel de son temps à faire la cuisine, le ménage, le repassage ou à s'occuper de ses quatre enfants, tandis que mon père met les pieds sous la table en rentrant du bureau, puis jardine, bouquine et collectionne les timbres pour son bon plaisir. Il participe quand-même aux tâches ménagères pour l’aider : Il sort les poubelles, déplace les canapés quand ma mère passe l’aspirateur et étend le linge de temps en temps, quand il veut, quand il a le temps. Le temps de mon père est précieux, ce qu’il fait est si sérieux qu'il ne faut pas le déranger, ce qu'il décide est si juste qu’il n’y a pas à discuter. Au final, il dirige sa vie et sa famille comme il l’entend, pendant que ma mère rend cela possible en passant son temps au service des autres.

Partant de ce constat, je ne vois qu'une seule solution : devenir un garçon. Il me semble de plus en plus évident que ce n’est pas un cadeau d'être une fille, et ça ne se limite pas à ma famille. Quand on écoute la radio, ce sont surtout des hommes qui parlent, quand on lit des livres, ce sont généralement des hommes qui les ont écrits et quand on apprend l’Histoire, ce sont les hommes que l’on retient. A part Jeanne d’Arc bien sûr, mais alors on souligne à quel point son destin était exceptionnel compte-tenu de son sexe et on nous prévient bien vite qu'elle a fini brûlée, au cas où on aurait l’audace de s’en inspirer.

C’est à cette époque-là que je décide de devenir ingénieur-inventeur. On m’a bien dit que ce n’était pas vraiment un métier, mais la juxtaposition de ces deux mots inféminisables donc nécessairement enviables me semble correspondre exactement à ce que je voudrais être. Moi, je veux être un vieux savant avec une moustache, mélange d'Einstein — excusez du peu —, du professeur Tournesol et du savant fou de la BD Léonard, pour créer des choses utiles qui améliorent la vie des gens. Je conceptualise ainsi l'idée du pénis portable biodégradable, parce que c’est toujours compliqué de faire pipi dehors quand on est une fille et que ça a l’air tellement plus pratique de faire pipi debout. Je bassine toute ma famille avec cette idée révolutionnaire en espérant que quelqu'un trouvera ça aussi génial que moi. A mon grand désarroi, soit on se moque de moi, soit on me dit que ce n’est pas possible et que de toute façon ça n’intéressera personne. Résultat, dix ans plus tard je découvre avec joie que d’autres personnes ont eu la même idée et en ont fait un business, pour le plus grand bonheur des festivalières et randonneuses du monde entier.

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