45. Alice

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Un soir de quatorze juillet, ma sœur et moi partons en expédition. La façade arrière du bâtiment où nous habitons est en pleine réfection, des échafaudages montent jusqu’au toit. Je lorgne dessus depuis que j’ai vu des hommes monter dessus en rentrant de l’école. Mon père me l’a formellement interdit, mais ce soir ma sœur est d’accord pour l’escalader en cachette avec moi, on va regarder le feu d’artifice sur le toit.

En passant devant la cuisine, Ariane lance à ma mère qui range la vaisselle :

— On y va !

— A tout à l’heure les filles, amusez-vous bien et revenez pas trop tard hein ! nous dit-elle en toute confiance, persuadée qu’on va regarder le feu d’artifice sur la place du gymnase, comme tous les gens du village.

— D’accord, à tout à l’heure ! on a répondu en même temps, d’un air doublement trop innocent.

Je regarde Ariane avec une forte envie de rigoler, mais pour ne pas prendre le risque de tout faire foirer, je me rue sur la porte de l’appartement et on dévale l’escalier en courant.

Armées d’une lampe de poche, on escalade l’échafaudage sans problème jusqu’à la fenêtre de la salle de bain, au quatrième étage de l’immeuble. Je retiens mon souffle en apercevant la tête de mon père qui prend sa douche… C’est bon, il ne nous a pas vu. Soulagées, on pouffe de rire avec Ariane en enjambant le rebord du toit.

On a des rapports compliqués avec ma soeur, elle a cinq ans de plus que moi et du haut de ses treize ans elle en impose drôlement. Elle est drôle, rebelle et indomptable, alors forcément, je suis fan d’elle. Elle va en cours dans le collège de mon père mais contrairement à Adrien qui fait la fierté de mes parents, Ariane ne fait rien pour exceller en classe. Elle fait le minimum syndical et se contente de notes moyennes, une situation inconcevable aux yeux de mes parents qui interprètent son comportement comme un camouflet permanent. Ainsi, chaque soir, la même scène se répète derrière la porte fermée de sa chambre. Mes parents essaient de lui faire réviser ses cours, et ce sont des cris et des engueulades à n’en plus finir qui me poussent à chercher une autre voie pour éviter de subir ça. En voyant Adrien adulé par mes parents pour la qualité de ses bulletins scolaires, je comprends vite ce qu’il me reste à faire.

Mes bulletins de notes deviennent petit à petit une obsession. Pour pouvoir souffrir la comparaison avec Adrien sans me sentir dévalorisée aux yeux de mes parents, je m’applique à être la première de ma classe et je vis comme un drame le fait d’être reléguée au deuxième rang de ce que mon père appelle le « peloton de tête ». Ma hantise serait de tomber dans le « ventre mou » où s’amassent les gens médiocres, et je n’envisage même pas de faire partie des « cancres », la lie de l’humanité, une sous-race vouée à l’échec qui n’a toujours pas compris qu’il fallait réussir à l’école pour réussir sa vie.

J’excelle dans toutes les matières, au pire je fais illusion et ça revient au même. Pour être sûre de ne pas perdre ma place, il m’arrive régulièrement de tricher sur un camarade ou une anti-sèche habilement dissimulée dans le fond de ma trousse. Un jour, ma classe participe à un concours de dessins d’enfants organisé par un célèbre magazine dans toute la France. Je n’ai pas de talent particulier pour le dessin et mes premiers essais me semblent peu convaincants. Ni une ni deux, je décalque le dessin d’un livre pour enfants feuilleté peu de temps auparavant, et je l’apporte le lendemain à ma maîtresse avec un petit sourire innocent… Elle le regarde et son sourcil droit se lève alors si haut qu’il fait couler une goutte de sueur dans mon dos.

— Il est très joli ce poisson dis donc… c’est toi qui as dessiné ça Alice ?

— Heu… oui.

— Tu es sûre ? Il n’y a pas un adulte qui t’a aidé un petit peu ?

— Ah non pas du tout, personne m’a aidé !

Et comme c’est vrai que personne ne m’a aidé à tricher, j’ai l’air tellement sincère que la maîtresse lâche l’affaire.

En guise de leçon de vie, je gagne le premier prix de l’école et une belle récompense pour ces efforts fournis : un aquarium vient égayer le fond de la classe et trois poissons aux couleurs chatoyantes viennent bientôt nous observer, à la grande joie de mes camarades. Mes parents me félicitent même s’ils ne sont pas dupes, suivant le célèbre adage selon lequel la fin justifie les moyens. Ma fierté éclipse sans sourciller le nez de la culpabilité qui pointe à l’horizon et j’écarte rapidement l’option de me dénoncer pour continuer à profiter pleinement de mon nouveau statut dans la classe. Pour rien au monde je ne renoncerai au privilège d’aller jeter les poissons dans les toilettes de l’école quand ils meurent, ce qui arrive plus vite qu’on ne le croit.

Mon numéro de petite fille parfaite n’est pas tellement au goût d’Ariane. Pourtant, depuis la naissance d’Antoine je ne suis plus la chouchoute. Ça fait déjà un an que je fais de mon mieux pour conserver un peu d’attention de mes parents. Quant à Ariane, j’aimerais être sa meilleure amie, sa confidente, qu’on partage tout et qu’elle m’apprenne à devenir comme elle… Le souci c’est que je ne l’intéresse pas beaucoup, et si je la colle trop elle devient agressive. Elle me plaque dos au sol, se met à quatre pattes sur moi et me bloque les bras et les jambes en m’écrasant de tout son poids puis elle m’observe me débattre avec un petit rire sadique, son visage juste au-dessus du mien. Le supplice commence alors : un épais filet de bave commence à couler de ses lèvres, il s’allonge et s’allonge encore, prêt à se rompre pour venir s’éclater sur mon front, quand au dernier moment elle l’aspire avec un long slurp de contentement… Enfin, théoriquement. Je bouge tellement en m’égosillant pour alerter mes parents que le filet de bave termine généralement son infernal yoyo sur le haut de mon nez, avant de s’écouler dans mes yeux, se mêlant aux larmes de rage qui inondent mon visage.

Mais ce soir, c’est la trêve. Après le feu d’artifice on reste à regarder les étoiles, allongées côte-à-côte sur le toit. J’aime tellement ce moment… Personne ne sait où nous sommes et je me sens libre, si intensément libre que je propose à Ariane de faire une nuit blanche en attendant que le soleil se lève, mais elle refuse. Comme j’insiste pour essayer de la convaincre, elle menace de me laisser toute seule si je ne descends pas. Alors, pour ne pas gâcher ce moment, je me lève et la suis docilement.

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