Partie 14

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Le spectacle du lendemain soir fut annulé ; comme le fut aussi celui du surlendemain. Enzo ne sortit pas de sa caravane. Il y restait prostré. Personne n'osa venir le déranger. Zabeth lui apporta un ou deux repas, au début ; elle cessa de le faire lorsqu'elle comprit qu'il n'y touchait pas.

Elle n'eut pas le cœur de lui dire quoi que ce soit.

Le soir du deuxième jour, elle vint frapper à sa porte, elle qui ne prévenait jamais d'habitude avant d'entrer. Enzo vint lui ouvrir. Devant son silence, elle prit l'initiative :

– Elle va bien, ne t'inquiète pas.

Silence.

– Tu n'es pas content ?

Regard vide.

Désarçonnée, Zabeth ajouta :

– Elle veut te parler.

Une peur atroce s'alluma dans les prunelles d'Enzo. La vieille dame lui prit le menton, comme elle le faisait quand il était enfant, et poursuivit :

– Ne t'inquiète pas, cariño. Cariñoso. Ça va bien se passer.

Il s'éloigna de son pas lourd. Restée seule, la vieille dame écrasa une larme, le cœur déchiré. Non, ça n'allait pas bien se passer. Ça n'allait pas bien se passer du tout.

Enzo, coincé sous le plafond trop bas pour lui, fut accueilli par le sourire triste de Madeleine. Il osa à peine la regarder, jetant un œil rapide à la couette qui cachait son corps meurtri. La vision de la jeune fille nue, étendue sur son lit à lui, se superposa à la scène et il détourna la tête, comme giflé.

– Coucou Enzo, dit-elle gentiment. Assieds-toi, je vais pas te manger.

Il s'exécuta en silence. Puis força quelques mots à franchir la barrière de ses lèvres.

– Tu n'as plus mal ?

– Si, mais ça va, sourit-elle.

– C'est de ma faute.

Elle prit une grande inspiration et posa sa main sur celle de l'homme-bête.

– Non, c'est ma faute à moi. Dès le début, j'ai… j'ai eu mal, mais je me suis dit que ça irait. J'ai pas voulu t'en parler. J'ai eu tort, mais tant pis, c'est pas important. J'ai quelque chose à te dire.

Il tourna les oreilles vers elle, buvant son visage des yeux.

– Je… Tu sais, quand je suis venue chez toi, je t'ai dit que j'étais triste ce soir-là.

Une ébauche de sourire fit frémir les lèvres d'Enzo.

– Oui, même que tu avais visiblement noyé ton chagrin dans l'alcool.

– Eh bien…

La gêne empourprait les joues de la jeune fille, qui commença à triturer les doigts d'Enzo sans même s'en rendre compte.

– Si j'étais triste… Ce soir-là… (Sa respiration hachée fit trembler ses lèvres.) C'est parce que…

Elle ne pouvait pas le dire. Elle en était incapable. Incapable d'infliger une chose pareille à ce colosse tendre qui la couvait de ses yeux magnifiques.

– Madeleine. C'est bon. Tu as été hospitalisée à cause de moi. Mon cœur est déjà par terre, ça peut difficilement être pire.

La jeune fille éclata en sanglots ; elle se mit à parler très vite, avant que les mots ne lui manquent.

– Je suis amoureuse d'un garçon de l'extérieur.

Enzo, incrédule, ouvrit la gueule au moment où elle poursuivait :

– Il était venu dans le public l'été dernier. J'ai attendu pendant des mois de pouvoir le revoir. Il m'avait… enfin… on s'est donné rendez-vous un soir, après le spectacle. Mais ça ne s'est pas passé comme prévu… Ça ne s'est pas passé comme j'en avais envie. Il m'a… Il voulait juste rire de moi. Je suis partie en courant.

Les yeux rouges, les larmes dévalant ses joues, elle se cramponnait à la main d'Enzo, comme par crainte qu'il ne disparaisse. Ses mots devenaient de plus en plus difficiles à comprendre, hachés au rythme de ses sanglots.

– Je suis allée pleurer chez Zabeth. J'ai un peu… enfin… j'ai abusé de sa bière. Je me sentais mieux comme ça. Elle m'a laissée faire. Et après je… après je suis venue chez toi.

Le regard vide, l'homme-bête semblait s'être changé en pierre. Eperdue, Madeleine serra son bras musculeux, très fort, jusqu'à le meurtrir, dans l'espoir qu'il dise quelque chose. Qu'il réagisse enfin.

– J'étais… Mon dieu. Enzo. Je suis tellement désolée. L'alcool m'est monté à la tête et j'ai… J'avais tellement besoin…

– Tu avais besoin de quelqu'un pour remplacer ce garçon. Pour t'offrir ce qu'il n'avait pas voulu t'offrir. Je comprends.

Sa voix était si vide que les sanglots de son amie redoublèrent. L'homme-bête se leva. Il ne pleurait pas. Ne pensait pas. Ses émotions s'étaient évanouies.

– Enzo, je… je voulais te dire…

Il attendit, en silence, mais elle n'ajouta rien. Alors il tourna les sabots et ouvrit la porte de la caravane.

– Madeleine, dit-il par-dessus son épaule.

– Oui ?

– La prochaine fois, choisis un humain. Ou au moins quelqu'un qui fait ta taille. Ça t'évitera de tomber dans les vapes.

Il ferma doucement la porte derrière lui, abandonnant son cœur éparpillé au sol.

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