Partie 2

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Ils remontèrent l'escalier de la fosse en silence, frôlant les gamins assis sur ses marches ; bouche bée, le regard scintillant, ceux-ci regardèrent l'ombre les surplomber, les noyer de son aura avant de s'éloigner.

– Mesdames et messieurs, murmura le dompteur, une main posée sur le front de sa bête. Comme vous avez pu vous en rendre compte, le numéro auquel vous assistez ce soir n'est pas dénué de danger.

Ils contournèrent une rangée de sièges en velours avant de bifurquer vers l'autre côté de la salle. La créature, les yeux fermés, avait maintenant l'air paisible d'un somnambule bien loin de se réveiller ; elle suivait l'homme sans broncher.

– Aussi, je vous prie de continuer à faire silence, un silence aussi total que possible, jusqu'à la toute fin de ce numéro. Le Diable est aveugle lorsqu'il descend sur Terre ; mais il en faut très peu pour lui ouvrir les yeux.

Il poursuivit ses pas aussi réguliers que ceux d'un métronome, avant d'ajouter :

– J'espère que chacun d'entre vous, comme stipulé dans le règlement du spectacle, a éteint son téléphone et n'a pas apporté de nourriture sous quelque forme que ce soit. Le silence doit régner jusqu'à ce que notre homme-bête rejoigne la sécurité de sa cage.

Il s'apprêtait à faire tourner Enzo dans l'allée principale lorsque l'inévitable se produisit.

Une sonnerie mélodieuse se fit entendre à quelques rangées de sièges.

Derrière lui, le colosse se figea. Il ouvrit les yeux d'un coup sec. Ses pupilles se rétractèrent en têtes d'épingles sous la puissance du projecteur. Dans le silence horrifié du public qui voyait le monstre se réveiller, il avisa ce qui l'entourait. Les sièges d'un vieux rouge passé, les manteaux accrochés à leurs dossiers. Et les gens terrifiés qui y étaient assis.

À ses pieds, un adolescent ricanait bêtement devant la panique de la femme qui, affolée, tentait de retrouver son téléphone et de l'éteindre le plus vite possible.

En un instant, l'inconscient se retrouva suspendu à plus de deux mètres de haut, les pieds battant l'air désespérément et les mains agrippées à la poigne noire d'Enzo qui lui écrasait la gorge. Un grondement sourd vivrait dans ses tympans ; celui de la bête furieuse sur le point de le tuer.

– Enzo ! claqua la voix du dompteur.

À l'appel de ce nom inusité, les oreilles pointues pivotèrent dans sa direction, mais l'homme-bête ne fit pas mine de bouger. Une tension électrique s'épaissit dans la salle, au fur et à mesure des soubresauts désespérés du garçon pour tenter d'aspirer un peu d'air.

Le fouet siffla dans l'air chaud, vint cingler le cou d'Enzo, puis les trapèzes saillants qui sculptaient sa silhouette.

Deux coups, deux coups minuscules. Convaincus que le monstre n'avait rien senti, fous de terreur face à ce qui les dépassait complètement, les hommes et les femmes de la foule n'osaient lâcher un murmure, de peur que la force d'Enzo ne se retourne contre eux. Deux sièges plus loin, le visage déformé par l'horreur, la mère de l'adolescent était secouée de sanglots.

– Enzo. Mon grand.

Les oreilles pivotèrent encore.

Sa victime ne ressemblait plus tellement à un être vivant, mais à un pantin désarticulé.

– Lâche ce garçon. Il ne mérite pas ton attention. Nous avons mieux à faire, toi et moi.

L'homme-bête cligna des paupières ; ses pupilles en lame de couteau s'arrondirent un peu, et il finit par ouvrir son poing.

L'adolescent s'écrasa au sol, déchiré par les grandes goulées d'air qu'il parvenait à prendre ; loin derrière lui s'éloignaient déjà le dompteur et sa bête, guidée du bout du fouet.

Parce que le sang et la peur étaient ce que le public était venu chercher, parce qu'il ne venait au cirque que pour se frotter à la mort, le spectacle fut clos comme toujours par un immense succès. Côte à côte, comme deux égaux ridiculement disproportionnés, le diable noir et le dompteur s'inclinèrent sous l'aura étouffante des projecteurs automatisés. Puis tout s'éteignit dans un énorme brouhaha d'acclamations, et les centaines de mini-diodes incrustées sous la peau d'Enzo se mirent en marche. Des tracés de lumière se déroulèrent le long de ses muscles et le long de ses os, lui dessinant un squelette scintillant sous le velours tamisé de son pelage.

– Mesdames et messieurs ! rugissait l'homme à ses côtés. Enzo ! Le Magnifique !

La foule scanda son nom, hagarde, fascinée par ce monstre plus majestueux qu'un tigre, par ce dieu noir qui la surplombait.

Puis des cataractes d'applaudissements se déversèrent dans la salle, rallumant les lampes qui signaient la fin du spectacle.

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