L'Ogre

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À l'instant où la porte grince, où les pas dévalent les escaliers, il se souvient.

Il se souvient du murmure timide de ses pleurs étouffés.

Il se souvient de la peur, de l'effroi. De la violence avec laquelle il fut arraché de son foyer.

Il se souvient de la neige qui tombait à gros flocons. Du centre commercial scintillant de couleurs festives. De la foule se ruant dans les magasins. De la recherche effrénée du sapin le plus majestueux en compagnie de son père. Des emporte-pièces en forme d'étoile qu'il enfonçait avec délicatesse dans la pâte sablée aux effluves de cannelle. Du regard bienveillant de sa mère lorsqu'il étalait le glaçage à la vanille.

Il se souvient de la longue liste au Père Noël qu'il avait mis tant de soin à rédiger de ses doigts malhabiles à tenir droit un stylo. Il se souvient de tous ces cadeaux qu'il n'aura jamais.

Il se souvient du parking, de la voiture rouge de sa mère rayée sur l'aile droite. De l'ascenseur qui les déversa comme un trop plein de liquide dans les allées du centre bondé. Il se souvient de l'odeur aigre de transpiration et de parfums bon marché.

Il se souvient des chants de Noël grésillants dans les enceintes. Il se souvient des annonces aux parents cherchant leur progéniture égarée. Il se souvient avoir eu peur. Et si cela lui arrivait?

Il se souvient de la main de sa mère l'agrippant fougueusement. Il se souvient avoir senti ses doigts glisser, comme un coquillage qu'on arrache au rocher qui l'abritait depuis toujours.

Il se souvient de son immobilité. Levant la tête, observant le flot interrompu des adultes l'ignorant. Il se souvient avoir senti sa gorge se nouer, ses yeux se mouiller. 

Il se souvient des bras qui l'attrapèrent alors. Poilus et musculeux. Ni tendresse, ni réconfort. 

Il se souvient de la fuite, balloté contre un corps qu'il ne connaissait pas. 

Il se souvient de sa mère hurlant son nom au loin. Ou peut-être l'a-t-il seulement imaginé.

Il se souvient de la première nuit dans sa nouvelle chambre. Son sanctuaire. Il se souvient des draps rêches qui le picotaient. Il se souvient des livres jaunis, aux pages à moitié arrachées.

Il se souvient de l'ennui. Des longues heures durant, assis sur le sol dur et froid.

Il se souvient du morceau de tissu sale et répugnant qu'il serrait très fort dans ses mains. Ce morceau de tissu qui lui avait été offert à son arrivée.

Il se souvient des visites régulières de celui qu'il devait désormais appeler Papa.

Il se souvient de Papa. Ce Papa d'il y a dix ans. Ses moustaches qui le démangeaient quand il le serrait contre lui. Le sourire de Papa. Les repas que Papa lui emmenait trois fois par jour, en prenant soin de refermer la porte à clé derrière lui. Des repas équilibrés. De la viande, du poisson, des légumes et des laitages. "Il faut bien manger pour être en forme" lui disait Papa.

Il se souvient des bruyantes canalisations lorsque Papa utilisait l'eau à l'étage. Cet étage qu'il s'amusait à imaginer pour faire passer l'ennui. Cet étage que jamais il n'avait visité. Il se souvient de ces vilains tuyaux rouillés par lesquels l'eau s'écoulait jusqu'au bas fonds inconnus de la Terre. L'eau était libre. L'eau s'évadait. Il voulait devenir eau. Il se souvient de ce tuyaux jaune à la peinture écaillée en particulier. Celui auquel Papa l'attachait quand il demandait à voir sa maman.

Il se souvient quand Papa lui disait: "Ne grandis pas trop vite!" en lui ébouriffant les cheveux avec tendresse.

Il se souvient quand Papa lui disait: "Si tu fais un seul bruit, je te tue!" en le menaçant d'un geste de la main. Ces jours-là Papa recevait du monde, alors il se souvient, il s'asseyait sur son lit et restait silencieux.

Il se souvient du nouveau lit que Papa lui avait acheté pour son neuvième anniversaire. "Un lit plus grand, pour les grands garçons, mais trop quand même".

Il se souvient de l'odeur des draps neufs. Ils étaient bleu ciel avec des rayures blanches. Il se souvient de l'odeur des draps neufs pénétrant ses narines, il se souvient lorsqu'il mordait les draps neufs à pleine dents pendant que Papa s'affairait sur lui.

Il se souvient avoir compris quand il se dit que, finalement, ses parents devaient le penser mort depuis longtemps.

Il se souvient ne plus savoir qu'elle est la couleur du ciel et l'odeur du jardin au printemps. 

Il se souvient des visites de plus en plus fréquentes de Papa. De la douleur. Des larmes qui ne coulaient plus après tant d'années.

Il se souvient de la colère de Papa quand des poils ont commencé à pousser sur son pubis. Il se souvient avoir essayer de les arracher un à un.

Il se souvient de la dernière fois où Papa est venu le voir, après il n'a plus daigné le regarder.

Il se souvient s'être senti coupable, responsable de la mauvaise humeur de Papa. Il se souvient lui avoir dit "Papa, tu ne m'aimes plus?" Il ne souvient que Papa ne lui a pas répondu.

Alors à l'instant où des pas dévalent l'escalier qui mène à sa chambre, à l'instant où il entend le murmure timide de pleurs étouffés, il se souvient.

Il se souvient du jour où il est arrivé. Il se souvient qu'en entrant dans la chambre, un garçon au visage livide était là lui aussi. Il se souvient du regard effrayé, des perles de sueur roulant sur son front. Il se souvient de l'odeur de la peur. Il se souvient de ce jeune adolescent aux membres chétifs, aux cheveux mal coupés. Il se souvient quand Papa lui a dit : "Viens, c'est terminé!"

Alors à l'instant où la porte s'ouvre, il voit Papa entrer, tenant affectueusement par la main un enfant âgé d'à peine cinq ans. Et l'enfant le regarde avec curiosité. Il ne pleure plus. Papa dit: Viens, c'est terminé!".

Alors il se lève et il se souvient. Il s'approche de l'enfant, et lui tend le morceau de tissu répugnant qu'il n'a pas lâché depuis dix ans. "Quand tu auras peur quand tu auras mal, sers-le aussi fort que tu peux." Alors l'enfant attrape le legs avec un sourire et essuie la morve lui coulant des narines.

Alors il se souvient des contes que lui racontait sa maman pour l'endormir.

Mais il ne se souvient pas dans quelle histoire l'ogre dévore tous les enfants à la fin.

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