Marie-fantômette

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La journée s'annonçait magnifique. Diane avait eu la frousse en consultant la météo quelques jours auparavant. Bien heureusement, la tempête qui venait de secouer l'ouest du pays avait épargnée l'île-de-France. La journée de la veille s’était révélée pluvieuse et venteuse mais le ciel se dégageait enfin, laissant voir un bleu azur où avançaient paresseusement quelques nuages épars. Adam se chargea de la caméra et du trépied et Diane verrouilla la voiture, ses notes à la main pour réviser en marchant.

— Tu es certaine de ne pas vouloir mettre de l'argent dans le parcmètre ? demanda le brun pour la énième fois.

— Non mais sérieusement, tu as vu les prix ? J'ai fait le calcul, l'amende me coûtera moins cher que le stationnement à la journée, répondit Diane sans lever le nez de ses fiches.

— Comme tu veux, c'est ta voiture, capitula l'autre en haussant les épaules.

Rien n'entamerait la bonne humeur de la jeune femme. Ça n’était pas tous les jours qu'ils tournaient au château de Versailles. Les grillées dorées du célèbre monument étaient d'ailleurs en vue. Diane remisa ses notes dans son sac à franges, dans lequel elle fouilla une bonne minute avant de brandir fièrement leur autorisation de tournage.

— Poussez-vous les manants, nous sommes des professionnels ! clama-t-elle.

Adam rigola avant de répliquer :

— Tais-toi donc, tu vas nous faire remarquer.

— N'empêche qu'on va court-circuiter la file comme des VIP, s'enthousiasma la blonde en remuant ses épaules.

Ils furent en effet plus que satisfait de ne pas avoir à s'insérer dans la colonne de fourmis qui patientait pour visiter la demeure de Louis XIV. Les deux amis se présentèrent à l'entrée des groupes et purent pénétrer sur le domaine après un temps d'attente qu'ils jugèrent acceptable. Ils se faufilèrent au travers des pièces, direction les jardins. Adam pesta en évitant la marée de touristes, audioguides vissés dans les oreilles et appareils photos en main pour immortaliser le moindre guéridon. Diane esquissa un rictus moqueur devant une jeune femme aux jambes interminables, habillée sur son 31 et prenant négligemment la pause sur l'appui d'une fenêtre, son fiancé la mitraillant sous tous les angles à l'aide de son smartphone. Ces gens ne prenaient aucun plaisir à découvrir ce lieu de patrimoine, tout ce qui comptait était les clichés qu'ils publieraient sur leurs réseaux sociaux.

Elle va moins rigoler sur vingt centimètres de talon dans les jardins, pensa-t-elle avec une pointe de perfidie.

Les guérites de l’extérieur passées, ils marchèrent jusqu’à la rambarde pour admirer le parterre de l’Orangerie. Les yeux de Diane se perdirent dans la contemplation du jardin à la française de Jules Hardouin-Mansart. Elle ne pouvait qu’imaginer les senteurs des orangers, citronniers et autres grenadiers en contrebas. Une légère brise agita la poussière blanche qui couvrait le sol et colorait petit à petit ses bottines noires. Plissant les yeux sous le soleil, ils contournèrent le parterre du midi pour se retrouver en haut des escaliers surplombant le bassin de Latone. Versailles révélait ici toute sa beauté, dans cette perspective qui éblouissait l’œil. Diane adorait cet endroit, son élégance et l'ambiance qui s'en dégageait.

— Il est temps de réaliser un rêve Adam ! pépia-t-elle surexcitée en pointant du doigt les voiturettes de golf à louer pour arpenter les jardins.

— Oh ! Je vois. Madame la comtesse ne désire pas user ses souliers telle une femme du peuple, répondit son ami sur un ton traînant, imitant l'attitude d'un majordome.

— Tout à fait ! confirma-t-elle en avançant d'un pas conquérant vers son futur carosse.

Adam ne fit pas de réflexion sur le prix exorbitant de la location. Diane rechignait à payer le parking mais pas à se faire plaisir. Ils s'installèrent dans le véhicule et la jeune femme les mena d'allées en bosquets, au son d'une playlist de musiques classiques. L'expérience était jouissive pour les deux inséparables. Leur chaîne YouTube gagnait quotidiennement des abonnés, leur conférant une petite notoriété. À leurs débuts, ils prenaient des images à la sauvette et bataillaient pour avoir des droits d'entrée. Déjà deux ans que Spectraculaire existait. Une chaîne sur les lieux hantés et les légendes urbaines, du réchauffé pour certains, cependant, leurs esprits passionnés et leur ténacité avaient su les faire se démarquer. Les premières vidéos ne dépassaient pas les quelques milliers de vues. L'abandon de leurs études respectives pour se lancer à trois cent pour cent dans ce projet fou les avaient poussé à persévérer. Leurs parents ne croyaient pas en cette aventure, même leurs amis étaient sceptiques sur la pérennité de cette vocation.

Jongler avec les petits boulots était devenu leur quotidien. Adam faisait des tournages et du montage en free-lance, Diane de la correction de manuscrits. Ajouter à cela les partenariats avec les marques et la monétisation de leurs vidéos, ils commençaient doucement à dégager un salaire correct à la fin du mois.

Ils filèrent le long de l’allée de la Reine, passèrent les deux Trianons pour s’enfoncer plus profondément dans les jardins à la recherche d’un endroit calme et moins fréquenté pour tourner.

Diane baissa le son de la musique pour parler à son acolyte :

— Je vais commencer par des rappels historiques et enchainer chronologiquement avec les anecdotes. C'est le mieux non ?

— Ouaip ! affirma-t-il, plein d'enthousiasme. Ça va être un super épisode ! Ralentis, je vais commencer à regarder pour nous trouver un bon spot.

— On peut commencer du côté du temple de l'Amour. Ça serait pas mal non ?

Adam acquiesça. Il la guida à l’aide du plan papier pour dénicher le lieu convenu. Le public n'affluait pas encore dans cette zone reculée du parc. Il fallait prendre la bonne prise avant que les cars de visiteurs ne débarquent. Diane inspecta sa tenue, réajustant le noeud de son chemisier en mousseline noir col lavallière*, petit clin d'œil au lieu. Elle le rentra un peu plus convenablement dans son jean vintage et sortit un miroir de poche pour faire un raccord coiffure et maquillage. Elle défit le chignon qu'elle avait entortillé à la sauvette sur son crâne. Ses fins cheveux dégringolèrent sur ses épaules. Elle grimaça.

— Un passage chez le coiffeur, ça ne serait pas du luxe.

— Je croyais que tu voulais les laisser pousser, s’étonna Adam en sortant le matériel de la voiturette.

— Oui, bah finalement, ça fait rideau. Je vais prendre rendez-vous.

Adam leva les yeux au ciel. Changer d'avis comme de chemise, un des traits de caractère de Diane. Il se délesta de sa veste en velour marron et installa le trépied, régla la mise au point et la balance des couleurs.

— Ok, vas-y place-toi. Un peu à gauche qu'on voit la statue dans la rotonde, ok parfait.

Diane commença son discours sur fond de colonnes corinthiennes.

— Bonjour mes petits spectres, aujourd'hui nous nous retrouvons dans les jardins du château de Versailles, plus précisément juste derrière le petit Trianon. Ce lieu qui a vu passer du beau monde a aussi son lot de légendes et de fantômes. S'il ne serait pas dérangeant de croiser Louis XIV dans la galerie des glaces, il est beaucoup moins tentant d'imaginer que la Voisin, l'empoisonneuse, se promène toujours dans les salons. Derrière moi, le temple de l'Amour, petite merveille de ce jardin imaginé par Marie-Antoinette. On dit d'ailleurs que l'âme de la reine n'a jamais quitté ce lieu cher à son cœur, et qu'elle vient y flâner régulièrement.

Diane continua son exposé, mobilisant toutes les connaissances apprises sur la sordide Affaires des poisons. Elle s'était longuement documentée sur cet épisode de l'Histoire, survenu à cheval entre le XVII et le XVIII siècle.

— « L’ancienne habitude de consulter les devins, de faire tirer son horoscope, de chercher des secrets pour se faire aimer, subsistait encore parmi le peuple et même chez les premiers du royaume »[1], cita-t-elle par cœur.

Diane déplaça son poids d'un pied sur l'autre et croisa ses mains devant son ventre avant de poursuivre :

— À la suite d’une longue enquête, un nom ressort dans la naissante Affaire des poisons, celui de Catherine Deshayes, que l’histoire retiendra sous le nom de "la Voisin", déformation de son nom marital « Monvoisin ». Durant leur procès, les inculpés donnent les noms de leurs clients et un vent de scandale se propage à l’évocation de hauts personnages de la cour de Versailles. En 1680, "la Voisin" est brûlée vive, telle une sorcière au bûcher, place de Grèves, où l’on dit que l’on peut encore entendre les cris de la foule en délire. Entachée dans cette affaire, la marquise de Montespan, maîtresse du roi et mère de sept de ses enfants, entama sa déchéance. La liste de ses fautes serait longue : philtre d’amour, messes noires, sortilèges et prédictions d’horoscopes.

La jeune femme enchaîna sur la vie de l'énigmatique comte de Saint-Germain, passant ainsi au règne de Louis XV. Elle relata comment l’homme prit toujours un malin plaisir à ne jamais faire mention de son âge, de ses origines et à se créer diverses identités, menant l’opinion publique à le soupçonner de vampirisme.

— Se vantant de posséder le secret de l’immortalité, il se créa une aura mystérieuse, expliqua-t-elle en plissant les yeux pour souligner le caractère mystique du récit. Il devint un proche de la marquise de Pompadour, favorite du roi, et de Louis XV lui-même, s’attirant ainsi de la sympathie mais également nombre d’ennemis. Pour poursuivre ses travaux de chimie, on lui mit à disposition le château de Chambord, qu’il hanterait toujours. Alchimiste, magicien, herboristes, chimiste, le comte aura eu de multiples casquettes jusqu’à sa mort en 1784. Cependant, durant les siècles suivants, de nombreuses personnes affirment avoir vu le comte, ou même avoir conversé avec lui.

Diane termina avec le récit d'Anne Moberly et Eleanor Jourdain, deux anglaises, persuadées en 1901 d'avoir vu la reine Marie-Antoinette dessiner au bord du lac du Hameau de la reine.

— À la suite de leur troublante expérience, les deux femmes rédigèrent un livre, An adventure, qui sortit en 1911, conclut-elle la bouche sèche.

Les visiteurs envahissaient le périmètre quand ils coupèrent la caméra. Le temps était idéal pour déjeuner dans le parc. Satisfait de leur travail, les deux amis partirent en quête d'un banc libre, ce qui ne fut pas une mince affaire. Ils revinrent près du bassin d’Appolon et trouvèrent une place au bord de l’allée royale. Diane déballa le pique-nique et tendit son sandwich à Adam, qui s’était armé de ses lunettes de soleil. Ils mangèrent avec appétit.

Entre deux bouchées, Adam demanda :

— Tu as réfléchi au programme d'octobre ? Il va falloir tourner notre gros épisode de la Toussaint. Celui sur Samain l'an passé avait super bien marché.

— Je n'en ai pas la moindre idée. Je crois qu'on fait trop de choses, j'ai le cerveau en marmelade.

— Je te rappelle que c'est toi qui n'as pas voulu faire de coupure cet été. J'ai l'impression qu'on a fait toutes les régions de France.

Diane but une rasade d'eau dans sa gourde avant de répondre :

— Au moins on a des vidéos d'avance, vu comment la rentrée a été chargée.

Adam entama son paquet de chips.

— C'est juste que je dois établir mon planning, savoir si je prends ou je refuse des tournages, expliqua-t-il en époussetant les miettes grasses tombées sur son tee-shirt " Les dents de la mer ".

Diane observa son ami et avisa sa boucle d'oreille pendante.

— Tu l'as changé ?

— Ouaip, répondit-il en mâchonnant le dernier morceau de son sandwich.

— Elle est cool, c'est Excalibur ?

Adam acquiesça, faisant se balancer l'épée d'argent.

— Nouveau mec donc…

— Quoi ? s'étonna l'intéressé en levant un sourcil.

— Chaque fois que tu rencontres quelqu'un, tu en achètes une nouvelle, ricana Diane.

Percé à jour, le jeune homme répondit évasivement :

— On verra. C'est tout frais. Et toi ?

— Quoi moi ? se raidit la blonde.

— Bah, tu ne flirtais pas avec un journaliste ? insista Adam, ravit qu'elle soit piquée par la question.

— Mouais, flirter, c'est un bien grand mot. J'ai pas le temps pour ça, se referma-t-elle.

Adam n'insista pas. Diane n'avait toujours pas digéré sa rupture avec Quentin, bien que cela fasse pratiquement deux ans. Elle restait persuadée qu’il était l’homme de sa vie et nourrissait vainement le projet d’une reconquête. Seulement, Quentin s’était remis en couple récemment, un coup de massue pour Diane. Adam lui avait pourtant conseillé de le supprimer de ses réseaux sociaux. Depuis, elle voletait, papillonnait et continuait à le pleurer certains soirs.

Le portable de la jeune femme se mit à vibrer.

— C'est mon frère, dit-elle pour Adam. Allo, Mathias ?


* le col lavallière s'inspirerait des tenues de Louise de la Vallière, maîtresse de Louis XIV, qui aurait eu l'habitude de porter des cravates souples qu'elle fermait par un large nœud. 

[1] Extrait de « Le Siècle de Louis XIV », Voltaire, 1751.


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