V.

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« « Je repris donc la route, continua Antranik en tournicotant un poil du torse, un ballot sur le dos pour parer à la défection de mon portefaix. Nous arrivâmes au deuxième village et le même manège reprit dans la même indifférence générale. Mais là, quelque chose changea et l'on fit venir le chef du village. Par chef, il ne faut pas entendre chef au sens traditionnel du terme. En Adésirata, le chef est celui qui désire encore moins que les autres, à commencer par être chef. Par commodité de langage, on l'appelle chef, mais son titre officiel est Hypo-Adésirant, littéralement, par l'adjonction de deux préfixes issus du Haut-Barbuzin, « celui qui est le plus sans désir ». L'Hypo-Adésirant, donc, me posa une série de questions. Que voulais-je ? Qu'était-ce donc que ces ballots ? Et tous ces tissus, à quoi servaient-ils au juste ? J'exhibai la soie sous ses yeux et vantai ses mérites, sa valeur, sa douceur, sa beauté, ses motifs rares et recherchés. Le chef haussa les épaules et dit qu'il n'en voyait pas bien l'utilité. J'arguai qu'il pourrait s'en faire un foulard fort seyant. Il haussa les épaules.

» » — Un foulard, mais pour quoi faire ?

» » — Eh bien, pour vous réchauffer le cou.

» » — Mais pour ça, j'ai une écharpe en laine.

» » — Non pas, car le foulard se porte par beau temps.

» » — Mais s'il fait beau, à quoi bon me chauffer le cou ? me demanda ingénument le chef du village.

» » Et là, comme je vis qu'il était complétement con, je renonçai et donnai le signal du départ. Mais voilà, un de mes portefaix manquait à l'appel.

» » Il s'était éloigné de la place principale du village afin de pourvoir à des besoins naturels, de ceux qui requièrent un laps de temps conséquent. N'ayant trouvé ni latrine publique, ni recoin solitaire, il était sorti du village et s'était réfugié derrière quelque buisson feuillu. Lorsque j'appelai pour le départ, il n'avait pas terminé, c'est donc avec hâte, et, disons-le, en bâclant, qu'il remonta ses braies. Un homme le surprit et l'interpella.

» » — Mais que faites-vous là ? lui demanda-t-il en le regardant avec étonnement.

» » Mon portefaix lui expliqua qu'il devait partir : je l'appelai, je risquai de m'impatienter, alors il se dépêchait.

» » — Mais vous n'avez pas fini, objecta le villageois.

» » — Pour sûr, regretta le portefaix mais il expliqua ce que le villageois ne semblait pas comprendre : j'étais son chef et il me devait obéissance, si je voulais partir, nous partions.

» » — Fût-ce au mépris de vos plus élémentaires besoins ?

» » — Si fait, fit le portefaix.

» » — Eh bien, vos chefs sont bien cruels. Ici, personne ne le permettrait.

» » Et le villageois expliqua à mon portefaix qu'en Adésirata, il n'y avait pas de chefs à proprement parler. Non pas que personne n'eut d'obligations, chacun devait travailler pour la communauté soit à la cueillette, soit à la culture des champs, soit surtout pendant la transhumance qui requérait force main d'œuvre. Mais, pour aucune raison, quelqu'un pouvait se proclamer chef et donner des ordres, d'ailleurs personne ne le désirait. En effet, le fait que personne ne désirât rien aboutissait à une relative égalité entre les habitants, chacun agissait selon ses besoins, sa volonté. Seul, parfois, une tâche commune contraignait les individus, mais ces tâches n'étaient pas perçues comme des obligations, plutôt comme des devoirs. Lorsque quelqu'un avait besoin d'une maison, tous venaient l'aider à l'ériger. Si bien que cet individu, plus tard, n'objecterait rien à aider son voisin de quelque manière que ce soit. Bien sûr, cela n'était pas toujours facile, ici, en Adésirata. Si on travaillait peu, on vivait aussi de peu et comme partout, il y avait des tensions, des dissensions, des menues jalouseries, mais personne ne subissait jamais aucun ordre. Il n'y avait pas de chefs, plutôt des ersatz de chef que cela ennuyait beaucoup d'avoir pareil devoir, d'ailleurs. Les décisions importantes étaient prises en commun après moults débats, les Hypo-Adésirants n'étant là que pour les faire appliquer ou prendre des menues initiatives. Et le villageois expliqua le fonctionnement politique singulier de la vallée.

» » Ce long discours entendu, le portefaix baissa son pantalon et reprit son ouvrage. Défécation faite, il vint me voir, me raconta sa discussion et m’annonça qu’il démissionnait, non sans m’avoir insulté copieusement et traité de tyran velu et mesquin. » »

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