Le Bilboquet

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Il revint quelques minutes plus tard, avec un regard plus vif. Ariane commença à ranger ses affaires, sous l’œil incrédule du jeune homme qui semblait étonné par ce départ hâtif. Ils se saluèrent d'un regard. Deux jours plus tard, après avoir pensé qu'il n'avait pas trouvé sa carte ou n'avait pas voulu y donner suite, Ariane reçut dans sa boîte aux lettres un mot de Gaspard. Deux courtes phrases.

« A vous, l'inconnue du bal. Rendez-vous au Bilboquet à 17h, demain soir. Gaspard »


Deux courtes phrases écrites de façon manuscrite, en italique, d'une main assurée. Gaspard. Joli. Elle n'avait pas osé deviner son prénom et pensait toujours à lui comme le jeune homme aux cheveux d'un châtain délicat. Gaspard sera très bien aussi. Fort heureusement, Ariane n'avait rien de prévu le lendemain. Enfin même si elle avait eu une autre occupation, elle n'aurait pas hésité une seule seconde. Demain soir paraissait lointain, un nuage perdu dans un ciel bleu d'été.


Il fallait qu'elle trouve une robe, qu'elle trouve un sac, des chaussures. Il fallait qu'elle l'éblouisse. Il se souvenait d'elle aujourd'hui ? Demain il ne l'oublierait jamais. Elle fouilla à travers sa penderie, cherchant la perle rare, le tissu qui la rendrait irrésistible. Évidemment, rien ne convenait. Trop grand, trop petit, trop décolleté, pas assez, déjà trop porté. Elle devait sortir pour faire les magasins. Elle les faisait rarement et décida de flâner au hasard des rues. Elle regardait les vitrines des boutiques, essayait de deviner leur intérieur. Elle n'avait besoin que d'une robe, elle avait déjà et les chaussures et les accessoires. Puis, peu attirée par les boutiques, ses yeux s'attardaient plus sur les immeubles, les places, les squares, les passants. Elle marcha longtemps sans entrer dans une boutique. Consciente de la perte de temps immense que constituait sa rêverie, elle se décida à faire son achat dans la prochaine boutique. Coup de chance, la vitrine lui plaisait. Elle fit deux essayages, acheta sa robe. Une robe au buste près du corps qui partait en corolle, lui arrivant au niveau des genoux. Une robe noire toute simple qui était remplie de charme. Elle ne devait en effet pas demain se rendre au rendez-vous habillée comme pour un mariage. Elle devait rester simple, mais chic et élégante. Elle rentra chez elle et éparpilla sa tenue entière sur son lit. Sauf ses chaussures qui restaient bien droites au pied du meuble. Robe noire, boucles d'oreilles fantaisies Hermès, bracelet de perles, chaussures à talons rouges surmontées de deux nœuds, en daim soyeux. Bien sûr, rouge à lèvres et ongles de couleur rouge, foncé et pénétrant. Elle n'avait plus qu'à attendre le lendemain. Elle se préparait aussi mentalement, pour ne plus trembler comme à la bibliothèque. Mais il n'y aurait pas de raison, elle était prévenue.


Le Bilboquet était complet, aussi bien en terrasse qu'à l'intérieur, quand Ariane arriva. Elle chercha des yeux Gaspard, qu'elle vit dans un coin de la salle, isolé du bruit des conversations d'autres personnes. Ariane s'assit en face de Gaspard, sur la banquette. Ils se regardèrent. Gaspard resta silencieux, et elle ne voulait pas engager une discussion face à ce visage fermé. Le serveur demanda ce qui ferait plaisir à ces jeunes gens comme boisson. Gaspard commanda un White Lady, Ariane un Martini. Quand le serveur apporta les cocktails, Gaspard bougea légèrement ses lèvres, comme s'il allait enfin parler, ne serait-ce qu'esquisser quelques mots. Ariane le regardait, intriguée, fascinée devant cet homme, aux yeux si tourmentés. Son Martini n'avait pas de paille, elle appela le garçon pour lui en demander une. Il lui apporta quelques instants plus tard, sous les yeux de Gaspard qui suivait le mouvement des mains d'Ariane, se dirigeant vers la paille, la prenant entre ses deux doigts et sirotant son Martini. Le fond musical, du jazz, années 50, des classiques, rendait atemporel ce jeu de scène entre deux inconnus qui rêvaient de faire connaissance l'un de l'autre et leur mutisme. Ariane lâcha sa paille de la main gauche, souleva une mèche de cheveux insolente sur son front pendant One Scotch One Bourbon One Beer d'Amos Milburn.


Les effluves de cigares venaient jusqu'à leur table, et Gaspard dans cette ambiance voyait le corps d'Ariane se mouvoir au rythme des notes de jazz, entourée d'un halo voluptueux. Elle n'essayait pas de sourire, de faire entendre sa douce voix, elle voulait qu'il se souvienne d'elle comme d'une présence majestueuse. De toute façon, elle n'avait pas d'autres choix que de bouger au fil des notes de jazz, ce qui lui donnait un côté sensuel remarquable. Elle n'allait pas rester droite comme un poteau et paraître rigide. Elle le voulait. S'il ne voulait pas parler, alors ils ne parleraient pas. Et elle se sentait bien dans ce bar, à bouger un peu, ne pas regretter d'en avoir trop dit, d'avoir une voix qui monte trop à certains moments. Elle prenait du bon temps et se prenait pour une actrice de films, elle se sentait femme fatale dans sa robe noire, avec ses ongles rouges et sa bouche rouge. Gaspard se laissait imprégner du tempo, captant les regards qu'Ariane lui lançait. Il avait terminé son White Lady d'un seul trait et avait décalé son verre pour poser ses avant-bras croisés sur la table et fixer Ariane. Lorsqu'elle aspira la dernière gorgée de son Martini, il l'attrapa doucement par la main et l'entraîna dehors. Ils marchèrent, au même rythme, prenant d'emblée les mêmes directions, sans que l'un n'ait le dessus sur l'autre. La ville défilait à mesure de leur avancée, et Ariane voyait les immeubles comme tous pareils, d'ailleurs elle ne les voyait plus, obnubilée qu'elle était par l'allure de Gaspard, véritable lion de grâce. Ses talons claquaient sur le trottoir, remplaçant le jazz. Ils ne parlaient toujours pas. Ils étaient assez près l'un de l'autre, suffisamment pour que Gaspard respire le parfum d'Ariane. La nuit les englobait.


Il s'arrêta, à l'angle d'une rue, pensif. Elle s'arrêta aussi, prit un air rêveur. Ses mains se posèrent sur les hanches d'Ariane, la tournèrent contre lui et en un souffle, il l'embrassa. Elle s'abandonna à ses bras. Murmura un viens chez moi. Pour seule réponse, il posa à nouveau ses lèvres contre les siennes, dans un baiser aussi fougueux. Néanmoins, il se détacha de ses bras, lui dit au revoir de ses yeux et dévala les escaliers du métro, dont la station était toute proche. Il ne se retourna pas, la laissant interdite, les yeux à demi-clos, la bouche entr'ouverte. Il avait disparu en un éclair. Décidément, il avait le don de partir trop tôt ! Elle erra dans les rues, et suivit les conseils de Milburn en allant dans un bar.

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