Résumons donc ce qui m'a conduit à avoir entre les mains cette fameuse page blanche, celle par laquelle je peux tout recommencer et tout changer dans ma petite vie.

Déjà, les vacances: beaucoup de temps libre, donc on traîne sur internet, sur Scribay en particulier. Ensuite, le lien, dans une proposition de défi, un lien internet intriguant qui mène à un site assez étrange où un pseudo-dieu nommé Loki m'a promis une page blanche magique si je décidais de le rencontrer. Bon, sur le coup, j'ai pensé à une très mauvaise tactique de drague, mais comme j'avais du temps à perdre, pourquoi pas. Puis, j'aime bien le dieu Loki, c'est un personnage très intéressant dans la mythologie nordique. J'ai donc accepté sa demande, pensant qu'il allait me renvoyer un message pour me préciser le lieu et l'heure. Bah non. Evidement. Il est sorti de mon écran d'ordi, pensez-vous. Sous la forme d'une jument, qui plus est. Je ne vous dis pas l'état de mon bureau, j'ai deux traces de sabots gravées dans le bois maintenant. Parce qu'il était à moitié sorti quand il a remarqué la configuration des lieux, du coup il s'est changé en humain, beaucoup plus pratique.

Moi, en mode totalement blasée, mon cerveau m'a fait le traditionnel coup du "je rêve". Et ce cher dieu, magnifique sous son aspect humain, avec sa tunique beige et son pantalon en cuir, il me tend une page. Une page blanche pour, je cite, "tout recommencer si cela te chante, réécrire ta vie".

Le coup du "je rêve" est toujours énervant dans les livres, on a envie de bousculer le personnage en lui hurlant "mais non, imbécile, tu ne rêves pas!". Le truc c'est qu'au 21ème siècle, voir une jument sortir de son ordi, se changer à mi-parcours en beau gosse blond avant de te tendre une banale feuille blanche, et bien disons que ça ne fait pas très réel. Et tout ce qui ne fait pas très réel à notre époque appelle forcément une réévaluation de la situation et une explication plus logique de cette dernière. D'où le "je rêve".

Voilà, le résumé de la situation est posé. Je suis en pyjama, avec Loki assis sur mon bureau, devant cette page blanche aux milles possibilités. Comme c'est un rêve, je peux tout me permettre, je ne risque rien. Parce que bon, ma vie en tant que telle, si elle n'est pas parfaite, elle me plait, je ne vois pas trop ce que je pourrais changer. Mais comme c'est un rêve... je peux aller au-delà de la raison.

Le dieu ne me quitte pas des yeux, un regard vert magnifique.

Encouragée par son sourire et son silence et puisque c'est un rêve, j'écris:

"Je suis une humaine magicienne, épouse de Loki le dieu de la discorde, dans un univers où s'entremêlent toutes les histoires que j'ai écrite, que j'écris et dont j'ai le projet en tête."

Je pose mon crayon, fière de moi, et lève le menton vers Loki. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est entrouverte. Il a l'air choqué. Très choqué.

Bah quoi, j'ai toujours admiré ce dieu, puis c'est un rêve, il devrait être content de se savoir si apprécié, vu que déjà de base il existe pas, mais en plus pour le coup, il est un dieu dans un rêve, donc inexistence multipliée par mille quoi.

- Ah... soupire-t-il enfin. Merde, celle-là on me l'avait jamais faite.

Il me reluque et fronce les sourcils.

- T'es tout juste potable... finit-il par marmonner.

Ouais, bon, la perfection divine est faite pour être divine à la base, pas humaine.

Sous l'insulte, j'ai la présence d'esprit de tirer la langue. Très spirituelle comme répartie, je sais.

Et là, ma chambre s'efface, d'un coup. Tout devient blanc à l'exception de Loki et moi, comme si nous nous trouvions jusque là dans un décor projeté sur fond blanc et qu'on venait de couper la projection. Puis, aussi vite que c'est arrivé, on se retrouve assis dans l'herbe, au sommet d'une colline boisée, face à l'océan. Le ciel est d'un gris menaçant et emplis de... dragons? bah voyons, j'adore mon imagination, elle est aussi fertile en rêve qu'en réalité.

Loki se relève et lâche un ricanement amer.

- Dis donc, mademoiselle fute-fute, à part les dragons, rassure-moi, il y a juste des lapins roses et des licornes pêteuses d'arc-en-ciel dans tes histoires, hein ?

Je me mets debout à mon tour et le dévisage, poings sur les hanches. Qu'on me critique par rapport à mon apparence, ok, je comprends tout à fait, cependant mon égo d'écrivain ne me permet pas de laisser passer ça. Il va pas s'en tirer avec un simple tirage de langue, je vais lui apprendre la vie, moi, à ce dieu de pacotille.

- T'es con ou quoi? C'est pas parce que je suis une fille que j'écris des histoires de lapins roses et de licornes... qui expulsent des arc-en-ciel ! Dans chacune de mes histoires, j'ai inventé de nouvelles races en me basant sur celles qui existaient déjà et sur les légendes de plusieurs cultures ! Les dragons, les griffons, les fées, les trolls, les vampires, les chimères, les loups-garous, les démons, les elfes, les nains, les sirènes, les géants, les goules, j'ai repris toutes ces créatures pour le remodeler selon mon imagination et...

- On est dans la merde, me coupe-t-il.

Dix heures plus tard...

Bon, Loki avait raison, on est dans la merde. Mixer toutes mes histoires en un seul univers n'était pas l'idée la plus brillante que j'ai eu, même en rêve. En fait, je la classerai juste après "exterminer des araignées-pieuvres énormes avec une petite cuillère" (un rêve que j'ai fait il y a quelques mois, vraiment terrifiant au passage).

Enfin, y a du bon dans le mauvais : toutes ces charmantes créatures issues de mon imagination ne veulent pas nous tuer, certaines sont même sympas. Ce qui est cool c'est que ce cher Loki prend son rôle d'époux très au sérieux. Il me protège et m'encourage quand mes jambes n'en peuvent plus de fuir les monstres que j'ai inventés. Bon, il m'insulte aussi pas mal, mais il y a déjà une petite amélioration.

Un an plus tard...

Je dois être dans le coma, parce qu'il commence à être long, ce rêve. Loki et moi sommes miraculeusement encore vivants. Pour l'instant, une colonie de nains troubadours nous héberge.

Cinq ans plus tard...

J'ai une révélation-confession à vous faire : ce n'était pas un rêve. Putain, le coup de la jument qui sort de l'ordi n'était pas un rêve! Ni celui du dieu (et désormais époux), ni celui de la page blanche qui permet de tout recommencer. C'est bête, si j'avais su, j'aurai réfléchi un peu plus longtemps avant d'écrire n'importe quoi. D'ailleurs, j'ai appris que cette page blanche, c'était un passe-temps pour Loki. Un énième moyen de faire enrager Odin et les autres dieux en jouant avec les règles du monde mortel. Manque de bol, il est tombé sur moi, et s'est fait prendre à son propre piège. Je m'excuse donc pour tous ceux qui cliqueront sur ce lien après moi et qui ne verront jamais l'ombre de la page blanche du recommencement. Le fournisseur est actuellement en face de moi, dans une forêt de glace, entre le territoire des Ormons, des démons amateurs de chair fraîche et le royaume d'Ismivil, un pays gouverné par un roi-dragon qui a une case en moins (sérieux, pourquoi j'ai créé un tel perso ?) et avec qui Loki et moi on a quelques comptes à régler (vu qu'il a envoyé six fois ses armées cracheuses de feu contre nous et qu'il a emprisonné notre fille dans le but de la dévorer à la prochaine nuit de Toutes les Lunes). Bref, pardon d'avoir gâché votre chance de tout recommencer.

Toutefois, après une longue introspection, j'ai réalisé que si je me retrouvais devant cette page blanche en ce fameux mardi 25 juillet 2017, je réécrirai la même chose. Parce que cette vie d'aventures dans mon propre univers aux côtés d'un dieu tantôt arrogant et tantôt taciturne que j'ai appris à aimer, et bien je ne l'échangerai pour rien au monde.